En Ukraine, gare au « piège territorial »

« Risk » © Sputnik

« La Russie envahit l’Ukraine. » En apparence factuelle, cette phrase trahit une vision aussi répandue que contestable de la géopolitique. Au mépris de la complexité, elle fait des États des entités homogènes, vues comme la seule échelle pertinente pour penser les conflits. (Manouk Borzakian)

Tatars de Crimée, musulmans du Daghestan, turcophones de la République de Touva… Parmi les soldats de l’armée russe morts, blessés ou faits prisonniers en Ukraine, le chercheur indépendant Kamil Galeev observe une surreprésentation des minorités ethniques et religieuses, ainsi que des classes populaires et des populations rurales des républiques périphériques. Une situation prévisible – les jeunes hommes issus des classes moyennes urbaines échappent le plus souvent à la conscription – et surtout confortable pour le pouvoir russe : si les enfants des familles favorisées mouraient au front, leurs parents feraient des vagues, alors que les plus pauvres servent de chair à canon avec discrétion.

Ukraine
L’état du conflit en Ukraine le 2 avril 2022 – © Wikipédia, Viewsridge and others.

Ce constat invite à choisir nos mots avec soin : contrairement à ce qu’on peut lire ou entendre ici et là, ce n’est pas la Russie qui a envahi l’Ukraine. Car la Russie n’est pas une réalité monolithique : c’est un territoire national d’autant plus hétérogène qu’il est immense. D’innombrables fractures traversent sa population, inégale socialement et diverse religieusement et linguistiquement. Et politiquement, ce dont témoignent les mouvements d’opposition à la guerre.

Réification de l’État

Si nous empruntons le raccourci réduisant les États à des entités homogènes interagissant entre elles, cela découle de notre tendance à tomber dans le « piège territorial » (territorial trap), du nom d’un article publié par John Agnew en 1994. Le géographe anglo-américain identifiait dans ce texte trois présupposés géographiques alimentant la recherche dans le champ des relations internationales : l’existence d’un lien indépassable entre la souveraineté (politique et juridique) d’un État et son territoire ; l’opposition binaire entre intérieur et extérieur, entre affaires domestiques et affaires étrangères ; une vision de l’État comme contenant d’une société donnée, une nation. Trois présupposés se combinant en un processus de réification de l’État(-nation) comme unité fixe associée à un territoire.

Agnew concentre sa critique sur les relations internationales comme discipline instituée et son article a le mérite de ramasser les enjeux en une formule efficace. Mais la tendance à voir l’État comme le seul acteur pertinent des relations internationales vient de loin, lorsque la géopolitique s’est constituée en discipline durant la première moitié du 20e siècle.

Du Britannique Halford Mackinder, célèbre pour sa théorie du Heartland, à l’Étatsunien Nicholas Spykman, inspirateur de la stratégie de l’endiguement, en passant par l’Allemand Karl Haushofer, fondateur de l’influente Zeitschrift für Geopolitik, les premiers théoriciens de la géopolitique voient l’État comme un organisme cherchant à s’étendre spatialement et entrant en conflit avec ses voisins. Au-delà de leurs divergences, ils suivent la voie ouverte par le géographe allemand Friedrich Ratzel, théoricien de l’espace vital et admirateur de Darwin.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la géopolitique est frappée du sceau de l’infâmie dans de nombreux pays, notamment du fait des liens de son école allemande avec l’expansionnisme nazi. Les politistes et géographes travaillant sur les relations internationales tentent de s’affranchir du déterminisme géographique et du manque de rigueur scientifique de leurs prédécesseurs. Pour autant, les États demeurent pour beaucoup les seuls acteurs pertinents, s’affrontant pour le contrôle de l’espace et de ses ressources.

Se méfier des mots

Comprendre l’invasion de l’Ukraine – et agir politiquement – implique de se défaire de ces présupposés étatistes, qui percolent dans le langage médiatique et intègrent le sens commun. Il faut insister sur le risque simplificateur qu’il y a à envisager la Russie, de même que l’Ukraine ou tout autre État, comme une entité stable et homogène, délimitée par une frontière linéaire. Et douée de volonté et d’agentivité.

Le pouvoir russe lui-même, qu’on pourrait imaginer uni dans le conflit ukrainien, rassemble des acteurs aux intérêts contradictoires et aux visions divergentes. À propos de l’Ukraine, en particulier, la politiste Juliette Faure explique comment Poutine a, ces dernières années, prêté l’oreille tour à tour à deux groupes antagonistes : les « libéraux-démocrates », tournés vers l’Occident et partisans par exemple d’une solution diplomatique au Donbass, et les « nationaux-patriotes » du Club d’Izborsk, défenseurs de l’expansionnisme russe et favorables à la manière forte.

En géographie comme ailleurs, il faut se méfier des mots – État, nation, peuple… Derrière leur apparente clarté se dresse une réalité sociale complexe et mouvante.


À lire

John Agnew, « The terriorial trap: The geographical assumptions of international relations theory », Review of International Political Economy. Traduction française ici.

Juliette Faure, « Qui sont les faucons de Moscou », Monde Diplomatique, avril 2022.

Frédéric Lasserre, Emmanuel Gonon, Éric Mottet (2020), Manuel de Géopolitique. Enjeux de pouvoir sur des territoires, Armand Colin.


Sur le blog

« Les leçons géopolitiques de la crise ukrainienne » (Renaud Duterme)

« Après l’Ukraine, Taïwan ? » (Nashidil Rouiaï)


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2 réflexions au sujet de « En Ukraine, gare au « piège territorial » »

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