James Bond : woke un autre jour

Mourir peut attendre

L’agent 007 serait-il devenu un représentant du « wokisme » ? Au-delà de transformations superficielles des représentations des rapports de genre, Mourir peut attendre vient surtout conclure une ère Daniel Craig tentant de rendre compte des métamorphoses de la géopolitique post-Guerre froide. (Manouk Borzakian & Nashidil Rouiaï)

C’est l’affaire de quelques plans, moins d’une minute d’images. James Bond, qui coule une paisible retraite en Jamaïque, est pris en stop par un deux-roues. Alors que le Pierce Brosnan de Demain ne meurt jamais, chevauchant une moto en compagnie d’une agente chinoise, faisait des pieds et des mains pour ne pas céder le guidon, et sa virilité avec, voilà Daniel Craig ramené chez lui en scooter. Par une femme. Noire.

Rendez-nous Sean Connery (?)

Hurlements garantis sur les forums de fans et les réseaux sociaux : c’est Ian Fleming qu’on assassine, c’en est fini de l’espion de notre enfance, des doux souvenirs de Sean Connery mettant de paternelles mains aux fesses de femmes belles, discrètes et soumises (« Oh… James… »).

Avant même d’apparaître à l’écran, Daniel Craig avait fait parler de lui lorsque la maison de production Eon l’avait annoncé comme prochaine incarnation de James Bond : les puristes lui reprochaient d’être trop petit (1,78m), trop massif (près de 80kg), pas assez bien dans son smoking et, sacrilège, blond. Et le voilà, dans Casino Royale en 2006, surgissant de l’océan Indien en maillot de bain moulant, mimant Ursula Andress, Vénus en bikini de James Bond 007 contre Dr No, en 1962.

Avant de tomber raide amoureux de Vesper Lynd (Eva Green). Celle-ci a le bon goût de mourir à la fin du film, mais dans Spectre, en 2015, Madeleine Swann (Léa Sédoux) fait à son tour fondre le cœur de Bond, prêt semble-t-il à célébrer avec elle la monogamie.

Comme si cela ne suffisait pas, les femmes de Mourir peut attendre, non seulement tirent sur tout ce qui bouge et distribuent les uppercuts, mais ne tombent même plus comme des mouches face au charme de 007. Dont on a refourgué le légendaire « double zéro », justement, à une afro-descendante. Le wokisme aurait-il eu raison de la masculinité britannique triomphante ?

Mourir peut attendre
Lashana Lynch est Nomi, nouvelle 007 » (Mourir peut attendre, réal. Cary Fukunaga, 2021 – © MGM/Universal)

Les scénaristes de cette 25ème aventure de l’espion, dont la caution féministe Phoebe Waller-Bridge, ont sans doute vu arriver le déferlement de critiques que provoqueraient leurs entorses à la légende virile Bond. Est-ce pour rassurer les producteurs ou est-ce parce que le naturel est revenu au galop, la dernière heure du film remet – un peu – les pendules à l’heure : pendant qu’un homme, un vrai, sauve l’humanité au péril de sa vie, les femmes s’occupent des gosses.

Nostalgie de la Guerre froide

Cette réévaluation superficielle mais réelle des rapports de genre s’inscrit dans un cadre plus large. Depuis 1995 et l’arrivée de Pierce Brosnan dans le rôle de James Bond, puis celle de Daniel Craig en 2006, les neuf derniers films de la franchise témoignent, du point de vue du Royaume-Uni, des transformations majeures de la géopolitique mondiale depuis 40 ans. Et décrivent un monde en pleine métamorphose.

Dans Golden Eye (1995), le premier opus de la saga post-Guerre froide, 80% de l’action se déroulait dans l’ancien Bloc de l’Est. Épisode après épisode, cette proportion s’est affaissée, jusqu’à ce que l’Europe orientale et l’ex-URSS disparaissent presque totalement à l’arrivée de Daniel Craig. L’affrontement entre Est et Ouest laissait la place à un monde beaucoup plus instable et moins lisible.

Dans une forme d’hommage à la saga, Mourir peut attendre vient revitaliser les références à la Guerre Froide et au découpage binaire du monde. La petite sauterie d’anniversaire de Blofeld (Christoph Waltz), leader de l’organisation criminelle Spectre, se déroule à Cuba. Bond s’y rend pour récupérer le scientifique russe Valdo Obruchev (David Dencik), savant de génie aux allégeances vacillantes. Et c’est sur une île entre la Russie et le Japon, et disputée par les deux pays, que prend place l’affrontement final entre Bond et Lyutsifer Safin (Rami Malek), le méchant principal de cet opus, lui aussi russe.

Le très sadique Safin incarne plus qu’un clin d’œil furtif au passé de la saga, avec ses nombreux points communs avec le tout premier méchant de la franchise, le Dr Julius No. Safin et No opèrent à partir de bases insulaires abritant leurs installations scientifiques de pointe. Lorsque James Bond 007 contre Dr No est sorti, en pleine Guerre froide, l’énergie atomique était en tête des préoccupations. Naturellement, les plans du Dr No impliquaient l’utilisation de radiations atomiques. Dans Mourir peut attendre, c’est la nanotechnologie et la guerre biologique qui incarnent les domaines de la science moderne tout aussi menaçants, au cœur du plan meurtrier de Safin. Et No comme Safin sont des mégalomanes pathologiques, guidés par leur désir de vengeance. Alors que Bond/Craig dit à Safin que « L’Histoire n’est pas tendre avec les hommes qui jouent à Dieu », Bond/Connery avertissait le Dr. No : « Nos asiles sont pleins de gens qui se prennent pour Napoléon… ou Dieu. »

Menace partout, sécurité nulle part

Mourir peut attendre semble ainsi vouloir boucler le voyage cinématographique de James Bond en réinvestissant un imaginaire matriciel, tout en pointant la désuétude de ces références et en les évoquant sur le ton de la nostalgie. Comme M, son chef, le dit à Bond : « Avant, on pouvait s’assoir dans une pièce et regarder l’ennemi dans les yeux, maintenant l’ennemi flotte dans l’éther. » Car à l’instar de ses récents prédécesseurs, Mourir peut attendre met en scène cette lisibilité géopolitique perdue.

Le film dépeint un monde instable au sein duquel la menace est diffuse et insituable géographiquement. Le Spectre, organisation tentaculaire et figure du Mal absolu, iconique de la saga, se fait lui-même dépasser par un nouvel ennemi avançant (littéralement) masqué. Dans ce monde-là, où les réseaux sont tout puissants, la souveraineté des États est réduite à peau de chagrin. Même le MI6 se met à prendre des décisions qui outrepassent largement ses prérogatives, au risque de déclencher de violents conflits interétatiques et de déstabiliser la Couronne britannique.

Ben Wishaw est Q, le (gentil) geek (Mourir peut attendre, réal. Cary Fukunaga, 2021 – © MGM/Universal)

Dans ce « nouveau monde », les menaces se manifestent tout le temps et partout. Elles sont diffuses, imprévisibles et indétectables. Ici, le danger s’appelle « Projet Héraclès », une arme biologique constituée de nanobots, codée sur des brins d’ADN spécifiques. Si l’angoisse de la contamination tombe à pic à l’heure de la pandémie de Covid-19, elle n’est pas nouvelle au cinéma, ni dans les films d’espionnage. Elle était déjà, en 2000, au cœur du deuxième volet de la saga sœur Mission impossible, où Ethan Hunt (Tom Cruise) devait sauver le monde du virus mortel « Chimère ».

Aujourd’hui, James Bond se bat contre une menace biologique renforcée par la toute-puissance de l’informatique. C’est l’autre caractéristique du monde post-Guerre froide et, surtout, post-11 septembre dépeint dans les dernières aventures de l’agent 007. Le cyberespace est omniprésent et saturé de dangers. Si Valdo Obruchev détermine la cible de son virus mortel d’un coup de code informatique, c’est Raoul Silva (Javier Bardem) dans Skyfall (2012), qui offrait l’exemple le plus abouti du cyberterroriste de génie. Pour affronter cette nouvelle menace, les services de renseignement occidentaux tentent de se mettre au niveau : le personnage de Q (Ben Wishaw) est devenu, à partir de Skyfall, une version positive de la figure du génie de l’informatique.

Véritable tragédie grecque au dénouement annoncé dès le générique, Mourir peut attendre conclut sous forme d’hommage une ère de la saga James Bond. En vingt-six ans, neuf films et deux acteurs, elle aura eu le mérite de dire beaucoup des évolutions d’un monde en refonte. Et de la manière dont l’Occident se perçoit dans cette géopolitique « postmoderne » inaugurée par la chute du Mur.


Sur le blog :

« ‘007 Spectre’ : Vous êtes plutôt réseau ou territoire ? » (Manouk Borzakian)


Pour aller plus loin :

« Le monde de Bond. Mobilité et pratique des lieux chez James Bond » (Serge Bourgeat & Catherine Bras, cafe-geo.net, 2012)

« Le monde de James Bond : logiques, pratiques et archétypes » (Serge Bourgeat & Catherine Bras, Annales de géographie, 2014)

« Le monde après la Guerre froide selon James Bond et Mission impossible. Postmodernité et post-politique » (Manouk Borzakian & Nashidil Rouiaï, L’Espace politique, 2021)


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