
Nous avions reçu en 2005 un texte du géographe Pierre Gentelle, spécialiste de l’Asie. Comment un géographe peut-il rendre compte d’un pays, d’un lieu par… ses odeurs ? Ou du moins celles qu’elles transmettent à ceux qui y vivent ou les traversent. Et comment elles sont perçues par les humains. Un texte iconoclaste montrant une facette passionnante de la géographie. (Gilles Fumey)
Il est tentant de proposer à l’étude des sciences géographiques un sujet sur les odeurs et leur géographie. Cela peut se faire à plusieurs échelles, avec diverses temporalités. Cela peut même se mesurer, en ppm par dm3 par exemple. Pourquoi éviterait-on le sujet ? La géographie de ces dernières décennies nous a appris à juste titre que tout pouvait être objet de géographie. Il suffit de parcourir la liste des sujets de thèse déposés à Nanterre pour s’en convaincre.
Je me souviens de cours à l’université de Vincennes, vers 1969-70, où étudiantes et étudiants se humaient doctement et dans la réciproque les aisselles, sur la recommandation de professeurs inventifs, les géographes restant hélas à l’écart de cette quête savante. Qui pourrait oublier le rire de Jacques Chirac évoquant à la télévision la dure cohabitation de Français logeant à côté de Maghrébins ? À un degré guère plus scientifique, je me souviens d’avoir passé dix jours complets assis à côté d’un chauffeur de camion dans le désert du Taklamakan, en Chine occidentale, qui mâchonnait allègrement, par goût autant que pour sa santé – comme les ruminants de chewing gum – deux à trois têtes d’ail cru chaque jour, dont il attaquait successivement les caïeux sans même songer à éliminer l’indiscret. Ses rots puissants, toutes vitres fermées par les – 10° de février, auraient permis de faire des cartes tridimensionnelles de la réverbération de la pestilence dans un local fermé, qui auraient hélas mieux servi la dynamique des fluides que la géographie générale.

Pour n’en pas rester là et amorcer une recherche fructueuse, dont j’abandonne volontiers les droits à mes successeurs, il me revient en mémoire un texte intitulé TRENTE ANS D’ASIE, temps, espaces, sociétés. Je n’ai jamais, dans cette étude, dépassé le stade de l’introduction. « On me l’avait dit, j’étais jeune et je ne voulais pas le croire : les villes et les pays ont une odeur. Je trouvais cette idée odieuse car je croyais à l’égalité entre les peuples et n’imaginais pas qu’elle pût être battue en brèche par l’odorat. C’était le moment où j’entrepris mon premier voyage vers la Chine en avion, pendant l’automne de 1959. Il me prit huit jours, pour cause de brouillards excessifs et successifs sur les aéroports. On disait à l’époque que, pour ne pas risquer la vie des passagers, les avions « responsables » ne volaient qu’à vue. En fait, dans le monde soviétique d’alors, les aéroports civils n’étaient tout simplement pas équipés de systèmes d’atterrissage en tout temps. Mais ceci est une autre histoire.
Je n’avais pas encore fait mon service militaire. J’étais sursitaire. Je venais de renoncer à mon statut tout frais de fonctionnaire, par dérogation. C’était en pleine guerre d’Algérie. La France n’avait pas reconnu la Chine, État faisant partie de « l’axe du mal » de l’époque. Il ne fallait pas que les militaires m’attrapent avant le départ. On verrait bien au retour. Je pris donc benoîtement la route pour Zürich qui, en ce temps-là, me parut sentir le propre, l’astiqué et même parfois le grésil dans les caniveaux. Le fonctionnaire chinois qui m’accueillit à l’ambassade postillonnait la ciboule et l’alcool de sorgho. J’ai oublié le parfum de l’avion de la Swissair, mais Prague pour moitié dégageait une forte odeur d’obséquiosité et pour l’autre moitié une fronde parfumée aux relents de soufre du chauffage au charbon. Déjà l’odeur du kérosène soviétique, qui devait durer jusqu’à la fin du voyage, me saisit à la gorge et non pas aux narines, tant elle était puissante.

À Moscou, l’aéroport respirait le chou, l’hôtel Metropol le chou aigre, la salle de restaurant le chou farci à la mie de pain rance. Heureusement, le maître d’hôtel francophone m’incita à échanger mes tickets de chou contre de la vodka « pour les amis étrangers », qui était remarquablement pure et bien trop bon marché. C’est dans la nuit et la journée passées à Omsk que j’ai découvert les premiers fumets de l’outre-Oural, faits d’urine mûrie et de manteaux en drap mouillé sous des chapkas dégoulinantes. À Tomsk, j’espérais humer enfin l’atmosphère des mammouths de la Sibérie. Il m’en reste le souvenir olfactif d’une sueur épaisse dans des salles surchauffées et de mélanges originaux émanant des bagages à main des kolkhoziens : pommes trop mûres, volailles mal lavées, cervelas à l’ail, eaux-de-vie de bouilleurs de cru, cornichons malossol. Irkoutsk demeure une surprise contrastée : tant de pestilences chimiques à proximité d’un lac d’eau claire, tant d’effluves suaves de bouleau dans les saunas brûlants, tant de goût sucré de mon propre sang dans les glaçons du nez qui gèle. Mes voisins polonais de l’Ilyouchine qui nous posa à Oulan-Bator n’y allèrent pas par quatre chemins : ils firent bruyamment mine de vomir dès que nous assaillit l’aérosol de suint, de gras musqué, d’abats frits de mouton dans lequel baignait non seulement l’aérogare, mais le bus et jusqu’aux rues de la ville.
Restait la dernière étape. Pékin sentait la merde. Pas une merde timide, discrète et comme intermittente, oubliée dans un coin. Non pas. Une merde glorieuse ! Ubiquiste, étalée, magnifique, revendiquée ! Exaltée par les exploits du vidangeur d’élite, le camarade Chi (sic). C’était la merde de la récolte d’automne, la merde des lendemains qui chantent, recueillie jusque sous ma fenêtre de l’Université par des corvées d’étudiants nauséeux balançant chacun des seaux pleins, aux deux bouts de leur palanche, avant de les retourner d’un geste précautionneux dans les sillons maraîchers de la commune populaire voisine.
Quand je débarquai à Paris à mon retour, après quelques bons mois d’apprentissage, huit jours de Transsibérien et deux jours de Moscou-Paris, avec un arrêt dans la gare de Berlin aux sentinelles à chaque portière, la jeune femme qui m’embrassa sentait à la fois le savon doux, la vraie eau de Cologne, la fraise des bois et la chair fraîche. À peine ôtés nos vêtements, elle m’immobilisa et me flaira avec un soin méticuleux. « Non, vraiment, je ne peux pas, va prendre une douche, je te prie. » – « Mais j’en viens ! », m’écriai-je, et c’était vrai. Elle roula mes hardes en boule et les mit à la porte. Curieusement, tout en allant à nouveau vers la baignoire, non seulement je ne me sentis pas humilié par son ordre péremptoire, mais je me redressai, guilleret et finalement fier de moi : voilà qu’enfin, sans le sentir, je m’étais acculturé à l’Asie.
Pierre Gentelle, CNRS
On peut retrouver d’autres lettres de Pierre Gentelle qui ont été éditées sur le site des Cafés géographiques sous la rubrique : Lettres de Cassandre.
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