
Alors que l’industrie cinématographique chinoise est devenue l’une des plus puissantes au monde, Pékin s’appuie sur le cinéma pour renforcer son influence. Au-delà des films nationaux, le cinéma chinois attire les investisseurs étrangers, entraînant une transformation des représentations du pays. Hollywood serait-il l’un des plus puissants alliés du soft power chinois ? (Nashidil Rouiaï)
Fin 2020, la Chine comptait 75 581 salles de cinéma, soit environ 5,4 salles pour 100 000 habitants – à titre de comparaison : plus de 9 salles pour 100 000 habitants en France, 12 aux États-Unis. Et chaque jour, plus de seize nouveaux écrans ouvrent dans le pays malgré le ralentissement de l’économie mondiale du cinéma depuis le début de la crise sanitaire.
La Chine, au sommet de l’industrie cinématographique mondiale
Depuis les années 2010, les dirigeants chinois ont pris la mesure du potentiel de l’industrie et des images cinématographiques comme outils de puissance. À l’instar de Washington avec Hollywood quelques décennies auparavant, Pékin a intégré l’idée du cinéma comme acteur des relations internationales. Et que les films pouvaient servir à incarner et défendre des valeurs qui leur sont chères.

En 2019, la République populaire était le deuxième plus gros marché cinématographique au monde avec 9,2 milliards de dollars de recettes, derrière les Etats-Unis et leurs 11,4 milliards de dollars. En 2020, avec 3,13 milliards de dollars pour le box-office chinois contre 2,28 milliards pour les États-Unis, la Chine est devenue le premier marché cinématographique mondial. Des données peu révélatrices tant la pandémie mondiale a bouleversé les équilibres et touché les industries culturelles cette année-là.
Un dynamisme très politique
Trois évolutions principales dans l’industrie du divertissement chinois ont rendu possible cette croissance fulgurante : une politique gouvernementale concertée visant à encourager la croissance de l’industrie de la culture et du divertissement, la croissance d’Internet et des services liés à Internet, et de nouvelles injections de capitaux de la part de nouveaux investisseurs, en particulier les géants d’Internet, menés par BAT (Baidu, Alibaba, Tencent), et les promoteurs immobiliers tels que Wanda.

Ces nouveaux acteurs ont utilisé leurs avantages en termes d’échelle et de capital pour pénétrer progressivement le secteur du divertissement et en devenir des acteurs centraux. Par exemple le groupe immobilier Wanda a fusionné ses ressources culturelles et immobilières en tirant parti de ses propriétés commerciales pour construire des salles de cinéma et devenir un acteur de l’industrie cinématographique. Depuis son acquisition d’AMC Entertainment Holdings Inc. en 2012, Wanda est devenu le plus grand exploitant de chaînes de cinéma au monde. En 2016, le groupe annonçait l’acquisition d’une participation majoritaire dans le studio Legendary Entertainment, connu pour ses blockbusters à succès. En investissant 3,5 milliards de dollars, Wanda a réalisé le plus gros rachat d’une entreprise de divertissement par un groupe chinois.
La concurrence entre les nouveaux acteurs et les piliers du secteur a conduit à cette croissance dynamique de l’industrie cinématographique. De son côté, le gouvernement chinois est impliqué dans le processus de production de multiples façons. D’abord par le biais des groupes cinématographiques d’État. La China Film Group Corporation, par exemple, est un monopole d’État avec lequel tous les films importés doivent travailler. Sa filiale, la China Film Import and Export Corporation, est le seul importateur de films autorisé par le gouvernement. La China Film Co-Production Corporation supervise quant à elle les films coproduits entre la Chine et l’étranger et s’associe à des sociétés cinématographiques étrangères pour la production, comme dans le cas du film Mulan.
Le gouvernement est également impliqué dans la surveillance du contenu : l’Administration chinoise du cinéma (CFA), sous l’égide du Département de la publicité du Parti communiste chinois (PCC), supervise le contenu des films produits et/ou projetés en Chine.
Une difficulté à s’exporter
Cette implication du gouvernement sert l’industrie d’un point de vue économique mais elle peut limiter son succès international. Sur les 20 longs métrages chinois les plus rentables depuis 2005, moins de 1% des recettes totales provenaient de l’étranger.
Au début des années 2000, le cinéma chinois a connu un certain succès international, notamment grâce aux films de sabres sous fond d’épopée historique (wu xia pian) comme Tigre et Dragon (2000), film en langue étrangère le plus rentable de l’histoire aux États-Unis (130 millions de dollars au box-office américain, 214 millions à travers le monde).
Mais les récentes superproductions illustrent le déclin de l’attrait international du cinéma chinois. Les films les plus rentables chaque année depuis 2016 – Ne Zha en 2019, Operation Red Sea en 2018, Wolf Warrior 2 en 2017 et The Mermaid en 2016 – ont gagné plus de 500 millions de dollars chacun, mais plus de 95 % de leurs recettes provenaient des ventes intérieures. Même Wandering Earth, qui est parvenu à atteindre une audience internationale grâce à son arrivée sur la plateforme Netflix en avril 2019, a obtenu la grande majorité de ses 700 millions de dollars de recettes en Chine. En comparaison, chaque film nord-américain numéro un au box-office depuis 2009 a obtenu en moyenne 65 % de ses recettes à l’étranger.
De nombreux facteurs expliquent cette performance internationale médiocre. Certains films chinois exigent des spectateurs qu’ils soient familiers avec la culture et l’histoire chinoises, ce qui peut rendre certaines histoires inaccessibles au public international. Les barrières linguistiques peuvent également entraver l’intérêt. Aux États-Unis, les recettes des cinq premiers films en langue étrangère ont diminué de 61 % entre 2007 et 2014. Enfin la censure est un facteur essentiel. Les films nationalistes qui plaisent à la fois au gouvernement et au grand public chinois ont souvent peu d’attrait à l’étranger voire suscitent la controverse.
Hollywood à l’assaut du marché chinois
Dès lors si les films chinois eux-mêmes servent peu le soft power du pays, la croissance de son industrie cinématographique permet à la Chine de rayonner à l’international. Le marché chinois attire les producteurs internationaux, notamment en provenance d’Hollywood.
Or le marché chinois n’est pas un marché ouvert. Depuis 2012, 34 films étrangers ont l’autorisation d’être projetés dans les salles chinoises (contre 20 entre 2001 et 2012), la majorité produits par les grands studios hollywoodiens. Bien que le quota reste en vigueur, le nombre de films importés a augmenté depuis 2015, le gouvernement ayant assoupli l’application des quotas auparavant rigoureuse.
Pour faire partie de cette sélection serrée, les films passent par la supervision de l’Administration chinoise du cinéma et des deux comités de censure (China Film Censorship Committee et China Film Review Censorship Committee). La liste des interdits est longue : les films distribués en Chine ne peuvent pas contenir de scènes pouvant porter atteinte « à l’honneur et aux intérêts nationaux », inciter à la haine et à la discrimination, perturber l’ordre social, propager l’obscénité, les jeux d’argent ou la violence, encourager le crime, déformer la civilisation chinoise et l’histoire de la Chine, dénigrer l’image des dirigeants révolutionnaires, dénigrer l’image de l’armée populaire, de la police armée, de la sécurité publique et de la justice, etc. En d’autres termes, tout contenu sensible est écarté. Au contraire, les images faisant la promotion de la Chine, de son territoire, de son histoire, sont fortement encouragées.
Pour contourner ces quotas, les producteurs américains sont tentés de se tourner vers la coproduction. Mais, en plus d’être en partie financés par la Chine, une partie des films doit se dérouler en Chine et des acteurs chinois doivent faire partie de la distribution. Enfin le défi principal consiste à intégrer des éléments de la culture chinoise de manière « appropriée » et « adéquate », le gouvernement chinois ayant des exigences encore plus strictes en matière de coproductions qu’en ce qui concerne les films étrangers pénétrant son marché national. Dès lors le modèle de coproduction, de plus en plus populaire, offre aux autorités chinoises la possibilité d’utiliser la portée mondiale d’Hollywood pour transmettre des récits et des images positives de la Chine au monde occidental (et occidentalisé). En raison de la prospérité de son marché cinématographique, la Chine détient un pouvoir majeur sur la façon dont le pays est représenté dans les films à gros budget et donc à grande audience.
L’influence chinoise sur Hollywood, l’ultime réussite de Pékin ?
Le nouvel ordre cinématographique mondial engendre une transformation profonde des représentations de la Chine et des Chinois, loin de la sinophobie qui a dominé la production littéraire et cinématographique occidentale depuis le début du XXe siècle. La Chine a tout à gagner à collaborer avec une industrie dominant le marché cinématographique tant en termes financiers que d’ influence sur les imaginaires. L’importance de cette collaboration avec l’industrie cinématographique américaine pour le soft power chinois se situe à la fois à un niveau international et à l’échelle nationale.
À travers ces collaborations, les autorités chinoises montrent aux spectateurs internationaux ainsi qu’à la population chinoise le visage d’un pays influent, acteur de l’économie mondiale, et respecté sur la scène culturelle internationale. Cette volonté de s’adresser également aux spectateurs chinois eux-mêmes se lit à deux niveaux : celui du succès des œuvres en Chine et celui du message porté à l’attention du public chinois. La coproduction Pacific Rim Uprising (2018) par exemple, n’a pu voir le jour que grâce au succès du premier opus en Chine (108 millions de dollars de recettes en Chine contre 101,8 millions aux États-Unis et au Canada). Les derniers opus de la saga Transformers, coproduits par la Chine, ont également eu un succès bien plus fort en Chine qu’aux États-Unis. Transformers : L’Age de l’extinction (2014) n’a été que le septième film le plus rentable de l’année 2014 aux États-Unis mais le plus gros succès en Chine la même année. Transformers : The Last Knight (2017) a quant à lui réalisé 229 millions de dollars de recettes en Chine contre 130 millions aux États-Unis.
Mais ces films ont été transformés dans leur version chinoise : des scènes ont été rallongées, des scène violentes ont été supprimées, des scènes mettant en avant des acteurs chinois ont été rajoutées. Dans la production américaine Iron Man 3 (2013) une scène marquante de près de trois minutes, dans laquelle un chirurgien chinois interprété par Wang Xueqi sauve la vie du héros Tony Stark, a ainsi été rajoutée dans la version chinoise. Dans ce même film, plusieurs lignes de textes ont également été offertes à l’actrice Fan Bingbing, absente de la version internationale.
Au niveau international, le soft power chinois ne peut que sortir renforcé du fait que le pays est désormais globalement montré dans les films hollywoodiens comme une puissance positive dans l’échiquier international. Depuis les années 2010, on trouve cette transformation dans plusieurs adaptations où la Chine n’est plus l’antagoniste principal ou la source du danger : dans Iron Man 3 le « Mandarin », méchant emblématique de la série Marvel, devient un ersatz de terroriste islamiste ; dans World War Z, le virus ne vient plus de Chine, comme dans le roman, mais de Taiwan). D’autres films font de la Chine et des Chinois des adjuvants ou des alliés : dans Seul sur Mars, l’aide de l’agence spatiale chinoise CNSA permettra de sauver le héros ; dans Transformers : L’Age de l’extinction,les autorités chinoises viennent au secours de l’humanité en péril, dans X-Men : Days of Future Past, la très populaire actrice chinoise Fan Bingbing incarne Blink, qui permet aux X-Men de combattre les Sentinelles au péril de sa vie ; dans Independence Day: Resurgence, Angelababy Yang, une actrice très populaire en Chine, joue le rôle de Rain Lao, une pilote chinoise participant à l’anéantissement du grand méchant du film.
À côté de cette évolution scénaristique, les métropoles chinoises, au premier rang desquelles Shanghai et Hong Kong, sont de plus en plus présentes dans les films américains, représentées comme des pendants exotiques aux métropoles occidentales.
Leur intégration dans le sillon métropolitain international et la mise en avant de la Chine comme puissance alliée, dont les codes, bien que différents, sont compris et acceptés par l’Occident, sont bénéfiques pour la RPC. D’autant plus que les autorités chinoises sont moins susceptibles d’être accusées de propagande que lorsqu’il s’agit de représentations véhiculées par des films chinois, puisqu’ils ne maîtrisent pas, ou font mine de ne pas maîtriser, le discours qu’Hollywood tient sur elles. Il s’agit là, en définitive, du dernier stade de réussite du soft power : ce moment décisif où les autres nations, celles que vous voulez séduire, se mettent à produire elles-mêmes un discours à votre bénéfice qui provoquera à son tour l’adhésion d’autres nations.
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