La guerre des étoiles, une nouvelle géopolitique de l’espace

Longue Marche 5B (c) CNSA

Ces dix dernières années, le monde est entré dans une nouvelle ère spatiale. Cette dynamique engendrée par le développement rapide de la technologie spatiale et l’entrée en scène de nouveaux acteurs (notamment privés) a eu pour effet l’augmentation des tensions entre les grandes puissances mondiales. (Nashidil Rouiaï)

La concurrence dans l’espace n’est pas nouvelle. Elle a été un élément déterminant de la Guerre froide. Pendant des décennies, l’Union soviétique et les États-Unis ont rivalisé dans leurs programmes spatiaux et satellitaires. La première étape de la course à l’espace fut remportée par l’URSS avec le lancementdu satellite Spoutnik en 1957. La réponse américaine s’est incarnée dans la mission Apollo 11 en 1969, la première mission avec équipage à se poser sur la Lune.

Vers une privatisation de l’espace ?

Aujourd’hui, plusieurs entreprises privées sont rentrées dans la course à l’espace, parmi lesquelles Blue Origin, Space X, RocketLab ou Virgin Galactic. En janvier 2020, Axiom Space se voyait attribuer un contrat par la NASA dans le but d’installer un module sur la station spatiale internationale. Le 23 avril 2021 le voyage de quatre astronautes – dont le Français Thomas Pesquet – vers l’ISS se faisait à bord du Crew Dragon de SpaceX. Le même mois, l’entreprise d’Elon Musk était choisie par la NASA pour développer le système d’alunissage lors de sa prochaine mission lunaire. Les sociétés américaines ne sont pas les seules à investir l’espace. En avril 2019, la société israélienne SpaceIL lançait la première mission lunaire financée par des fonds privés, en partenariat avec SpaceX.

Parallèlement à cet essor des compagnies privées, on assiste une accélération depuis vingt ans de la montée en puissance de nouveaux acteurs étatiques ou interétatiques. Parmi ces acteurs on retrouve la France. Le Centre National d’Etudes Spatiales (CNES) est le plus gros contributeur de l’Agence Spatiale Européenne (ESA). Cette dernière, créée en 1975, coordonne les projets spatiaux menés en commun par une vingtaine de pays européens. C’est la troisième agence spatiale mondiale par son budget (7,15 milliards d’euros en 2022) après les agences américaine (NASA : 24 milliards d’euros) et chinoise (CNSA : 8,4 milliards selon les estimations de l’OCDE). Outre ces mastodontes de l’espace, l’Inde, le Japon et la Nouvelle-Zélande font partie des puissances capables d’assurer des lancements spatiaux. Mais l’état des forces en présence reste déséquilibré : en 2019, sur les 102 tentatives de lancement orbital, la Chine, les États-Unis et la Russie en ont réalisé 84 %, contre 8 % pour l’Europe, 6 % pour l’Inde et 2 % pour le Japon.

Une mine d’or

Si les acteurs privés et publics se pressent pour développer leurs programmes spatiaux, c’est que l’espace regorge de précieuses ressources : les astéroïdes sont riches en or, rhodium, fer, nickel, platine, tungstène, ou encore cobalt, et la concentration en métaux rares y est jusqu’à cent fois supérieure à celle de la croûte terrestre. Le marché pourrait représenter plus de 100 milliards de dollars pour les industriels d’ici 2050. Asteroid Mining Corporation, Planetary Resources et Deep Space Industries se sont déjà lancées dans des programmes de collecte de matière astéroïdale.

Pourtant depuis1967 toute appropriation de l’espace extra-atmosphérique est interdite. Il est considéré comme un héritage commun de l’humanité et régi par le Traité de l’espace, signé par 132 pays, dont les États-Unis, la Russie et la Chine. Ce traité interdit toute revendication de souveraineté « par voie d’utilisation ou d’appropriation » et rend l’espace ouvert à tous pour « l’exploration et la découverte pacifiques ». Mais en 2015, Barack Obama signait le Space Act, un texte permettant aux entreprises américaines de posséder ou de vendre les ressources extraites de l’espace.

Les États peinent à cacher leur intérêt : si la Lune redevient un enjeu stratégique pour les nations, les terres rares qu’elle contient pourraient ne pas y être totalement étrangères. En décembre 2020, Pékin choisissait comme site d’alunissage pour la sonde spatiale Chang’e 5 une zone ayant pour particularité d’abriter une concentration très élevée de terres rares. Les échantillons lunaires rapportés par la capsule auront permis aux scientifiques chinois d’en préciser le niveau exact. Par ailleurs, d’importantes quantités d’hélium-3 pourraient être présentes dans la poussière de la surface lunaire. Ce gaz léger non radioactif pourrait servir de combustible pour les futures centrales nucléaires à fusion.

L’espace et la guerre moderne

Au-delà des enjeux économiques, les technologies spatiales et de haute altitude sont des éléments essentiels de la guerre moderne. Du point de vue géostratégique, la maîtrise des technologies spatiales est un élément fondamental de la puissance militaire des nations. De la navigation satellitaire à la détection antibalistique, en passant par le guidage des drones et des missiles, les satellites d’observation et d’écoute ou les communications sécurisées, tous ces éléments ont une place centrale dans l’arsenal des armées modernes. En juillet 2020, la Russie a été accusée par les États-Unis et la Grande-Bretagne de tester dans l’espace une nouvelle arme qui pourrait être utilisée pour cibler des satellites en orbite. De son côté, le 20 décembre 2019, Washington lançait sa Space Force, une nouvelle branche des forces armées destinée à la conduite d’opérations militaires dans l’espace.

Les enjeux géopolitiques ne se cantonnent pas au militaire et l’histoire se répète : la course à l’espace trace à nouveau, comme durant la Guerre froide, les contours de la course à l’hégémonie avec un passage de l’affrontement USA/URSS vers une bataille USA/Chine dans un contexte de tensions interétatiques exacerbées et de mise en place de nouvelles alliances (voir de nouveaux blocs). Car le fait pour une nation de montrer qu’elle concurrence ou domine les autres en termes de recherche technologique et scientifique la fait briller sur la scène mondiale, participe à renforcer son soft power et lui procure un poids très fort sur l’échiquier géopolitique mondial.

La Chine, futur maître de l’espace ?

La Chine est devenue un acteur clé de l’espace. Pourtant la CNSA est beaucoup moins connue que ses homologues américaine (NASA) ou européenne (ESA). Apparue en 1993, l’Administration spatiale nationale chinoise est le résultat de 45 ans de recherches. C’est en 1956, en plein cœur de la Guerre froide, dans une période de course entre les États-Unis et l’URSS pour la conquête de l’espace et un an avant le lancement de Spoutnik par ses alliés soviétiques, que Mao Zedong (1949-1976) prend la décision de développer un programme de missiles balistiques. Au départ, la Chine avait conclu un accord de coopération avec l’Union soviétique, qui lui donnait accès à la technologie des fusées soviétiques R-2. Mais l’accord a été dissous dans les années 1960 et la Chine a commencé à tracer sa propre voie vers l’espace.

Après plusieurs années de balbutiements et aidée par Moscou, Pékin parvient en 1970 à lancer la fusée Chang Zheng 1 (ou Longue Marche 1). Cette fusée à trois étages de 30 mètres de long, lancée avec succès depuis Jiuquan, dans le désert de Gobi, a mis en orbite le premier satellite chinois, Dong Fang Hong 1 (littéralement L’Orient est rouge 1), le 24 avril 1970, faisant de la Chine le cinquième pays à lancer son propre satellite (après l’URSS, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada). Ce satellite de propagande diffuse l’hymne national chinois depuis l’espace.

Créé en 1988 pour superviser tous les aspects des vols spatiaux, le ministère de l’Industrie aérospatiale est scindé quelques années plus tard pour créer l’Administration nationale de l’espace de la Chine (CNSA) et la China Aerospace Science and Technology Corporation.

Le taïkonaute Zhai Zhigang lors de la première sortie extravehiculaire en 2008. © AFP – XINHUA

Mais la Chine ne devient réellement une puissance spatiale qu’à partir des années 2000. Le 16 octobre 2003, Yang Liwei devient le premier astronaute chinois à voyager autour de la Terre à bord de Shenzhou 5. Puis le 27 septembre 2008, la mission Shenzhou 7 permet à Zhai Zhigang de devenir le premier taïkonaute à effectuer une sortie extravéhiculaire dans l’espace. [IMAGE 2] Depuis les exploits s’accumulent. En septembre 2011 Pékin lançait Tiangong 1 (Palais céleste 1), sa première station spatiale prototypale. Le 3 janvier 2019, la Chine annonçait être parvenue à faire germer des graines de coton sur la lune. Pour la première fois une expérience biologique était menée sur une autre planète que la Terre. Cette première mondiale intervenait seulement deux semaines après que le pays ne devienne le premier à se poser sur la face cachée de la Lune. En mars 2021, Zhurong était le premier rover chinois à se poser sur le sol martien. Les objectifs scientifiques de la mission chinoise portent sur la géologie de Mars, la présence actuelle et passée d’eau, la structure interne de la planète, l’identification des minéraux et des différents types de roches à la surface, ainsi que la caractérisation de l’environnement spatial et de l’atmosphère de Mars. La Chine devient ainsi la troisième puissance spatiale à parvenir à se poser sur Mars après l’Union Soviétique et les États-Unis, et la seconde à y opérer un rover, après les États-Unis.

En avril 2021, la Chine lançait le premier module de sa future grande station spatiale, suivi par le second en juillet 2022. A l’automne de la même année, la construction de la station était achevée.

La revanche chinoise

Si ce n’est l’aide apportée par son allier soviétique au début du développement de son programme spatial, la Chine a largement développé sa technologie à l’écart des autres pays. Cet isolement vient principalement de la posture américaine face au développement du programme spatial chinois. Les États-Unis ont mis en place une réglementation permettant d’interdire la vente à un pays tiers de ses objets et services liés à la défense nationale. Cette réglementation « ITAR », initiée en 1976 pendant la Guerre froide, est rendue effective pour la technologie spatiale en 1999, après qu’un rapport a montré les risques pour la sécurité nationale du développement de ce type de relations commerciales avec la Chine. Depuis, la Chine a été, de fait, exclue de la majeure partie des projets scientifiques et technologiques internationaux.

En 2011, le Congrès américain adoptait l’amendement Wolf interdisant à la NASA d’utiliser des fonds fédéraux pour s’engager dans une coopération bilatérale directe avec le gouvernement chinois. Mais les derniers exploits chinois rebattent les cartes. La NASA a officiellement fait connaitre sa volonté de collaboration et notamment la mise en place d’un échange de données entre les astronomes des deux pays. Le cinéma a d’ailleurs déjà anticipé ce rapprochement potentiel : dans le film Seul sur Mars de Ridley Scott (2015), la CNSA vient prêter main forte à la NASA pour rapatrier sur Terre l’astronaute Mark Watney (Matt Damon). Le film a été utilisé par Xu Dazhe, le chef de l’administration spatiale nationale chinoise, pour affirmer qu’il était la preuve que les Américains souhaitaient voir les États-Unis et la Chine coopérer dans l’espace et déplorer l’interdiction par Washington de la collaboration entre les deux pays. [IMAGE 3]

Dans Seul sur Mars, l’élément Iris-2 sino-américain

Côté européen, la posture vis-à-vis de la Chine est plus mesurée que celle des États-Unis et Pékin développe déjà à des partenariats avec l’Agence spatiale européenne. L’ESA participe aux activités de télémétrie, de suivi et de soutien au contrôle pour le programme d’exploration chinois, notamment dans le cadre de la mission Chang’e-5 et de la mission martienne Tianwen. Mais c’est bien la Russie qui affiche le plus sa proximité avec la Chine. Les deux pays ont développé des liens étroits dans de nombreux secteurs stratégiques depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par Moscou ayant eu pour conséquence la montée des tensions entre les puissances occidentales et la Russie. Ces liens se sont encore développés à partir de 2017, durant la présidence Trump et la guerre commerciale entre Washington et Pékin. Le 9 mars 2021, les responsables des agences spatiales chinoise et russe ont annoncé la future signature d’un accord de coopération afin de créer l’International Lunar Research Station (ILRS), une base lunaire de recherche scientifique multidisciplinaire.

Le rebond lunaire des États-Unis

Les avancées de la Chine ont réveillé les appétits des Américains, qui souhaitent réaffirmer leur position dominante sur terre et au-delà. Ainsi, la Lune est devenue l’épicentre des rivalités spatiales sino-américaines. Si Pékin envisage de construire une base sur le pôle Sud de la lune afin d’avoir un arrière poste pour les futures expéditions humaines à destination de Mars, les États-Unis visent eux aussi la Lune dans le même but. C’est via le programme Artemis (en référence au programme Appollo : Artemis est la sœur jumelle d’Apollon), 50 ans après que le dernier homme a foulé le sol lunaire, que la NASA souhaite réitérer l’exploit d’envoyer des astronautes sur la Lune. Le programme, qui inclut également la construction d’une station en orbite autour de la Lune (station Gateway), ambitionne ainsi d’envoyer des astronautes sur le sol lunaire dès 2025.

Vers l’infini et au-delà…

Si la Lune est l’épicentre des rivalités spatiales sino-américaines, les grandes puissances spatiales regardent déjà au-delà. Selon le livre blanc sur son programme spatial publié en 2022, Pékin pourrait lancer une mission en 2028 pour envoyer un vaisseau sur Mars afin d’y prélever des échantillons de roches et les ramener sur Terre. Les cinq prochaines années verront par ailleurs l’achèvement de recherches clés en vue d’une mission d’exploration de Jupiter et de son système lunaire rempli d’océans. Des rapports de presse chinois suggèrent que cette mission pourrait être lancée dès 2029 – ce qui signifie qu’elle rejoindrait la mission JUICE de l’ESA et la mission Europa Clipper de la NASA, dont les vols sont prévus en 2023 et 2024.

La Chine tient sa revanche face à Washington, alors que sur Terre l’hégémonie américaine a aussi laissé place à un monde multipolaire où Pékin joue un rôle déterminant. Le programme spatial chinois peut se voir comme une nouvelle route de la soie vers l’espace : tout comme la Belt and Road Initiative (BRI) développée par Pékin depuis près de dix ans, cette course à l’espace s’intègre dans un vaste plan multiscalaire et pluriforme, source de fierté et de prestige national, participant à la réalisation d’un « rêve chinois » toujours plus proche.


À lire

Vincent Doumerc, « Les bases spatiales dans le monde : les interfaces Terre-espace », Géoconfluences, mars 2021.

Blanche Lambert, « Exploration habitée de la Lune : vers deux pôles de puissance dans l’espace extra-atmosphérique ? », Diploweb, 2022.

Le Journal de l’Espace, « La Chinese Space Station, Nouvelle station orbitale de la Chine », 2022.


Trois textes de Nashidil Rouiaï publiés dans CARTO sur le sujet :

« Vers une nouvelle ère géopolitique spatiale »

« La Chine, grande puissance spatiale face aux Etats-Unis »

« La Chine, première puissance en sciences ? »


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