
La toponymie mondiale se déplace des fleuves, des montagnes, des villes et des provinces vers d’autres mondes. Le plus puissant des fleuves, l’Amazone, est devenue ainsi la référence d’une très puissante entreprise de 500 000 employés, 200 millions de membres Prime et plus de 50 milliards de dollars de chiffres d’affaires en 2020. (Gilles Fumey)
Dans les méandres du fleuve Amazone au cœur de la forêt tropicale, la légende de l’Eldorado reste si brûlante qu’elle a contaminé l’esprit de Jeff Bezos, il y a plus de deux décennies. On se souvient que Bill Gates avait acheté en 1994 une Bible de Gutenberg pour 20 millions de dollars. Geste inspiré ? Pourtant, celui qui découvrit la nouvelle source qui devint, par la magie du capitalisme, un filon d’or, ce fut Bezos, et non pas Gates. Aurélien Bellanger, notre « Balzac contemporain » (Le 1 du 2 juin 2021), ne veut pas opposer la Bible de Gutenberg, « premier de nos livres modernes », à la capitalisation d’Amazon qui a « plus de références en stock que la Bibliothèque du Congrès ». Avec une capitalisation boursière dix fois supérieure à la valeur totale du marché du livre. En 1995, le site Amazon.com est officiellement « la plus grande librairie du monde ».

Les rêves des Ptolémée aiguillonnés par Démétrios de Phalère, disciple d’Aristote exilé en Égypte, de conserver dans le Palais des Muses à Alexandrie, une Bibliothèque qui devait conserver entre 40 000 et 400 000 papyrus à son apogée vers 100 avant notre ère, ces rêves agitent toujours le monde. Leur version contemporaine, ce sont les datas et les fermes de serveurs de Bezos. « Comme si le libraire, après avoir asséché le marché du livre, s’était mis soudain en tête de faire lire directement des données brutes à ses anciens clients – ou des données structurées sous la forme des séries ou des films mis à la disposition des abonnées d’Amazon Prime ». Bellanger y voit une forme moderne de la mélancolie, « sentiment éminemment livresque, qui a longtemps pris la forme mallarméenne d’un héros ayant lu tous les livres, ou les ayant tous achetés, et qui contemple soudain, avec une concupiscence inquiète, au-dessus du dernier étage de sa bibliothèque, les constellations mortes du ciel comme le support d’un possible récit d’aventures inédit ».
L’enfer de l’eldorado amazonien
Dans l’enfer des entrepôts dont la taille se mesure en dizaines de stades de football (encore une référence à l’Antiquité), les rêves prennent une autre forme. Jessica Bruder raconte dans Nomadland le fracas de ces trente-trois kilomètres de tapis roulants (le bruit d’un train de marchandises) dominé par une sirène non-stop (en fait, une alarme bloquée). Des robots Kiva portant plus de 300 kilos de matériel, présageant d’une dystopie « où le travail manuel devient obsolète », renvoient aux images des Temps modernes de Chaplin. Car les robots, aussi, sont indisciplinés, s’échappent, se rentrent dedans comme des types ivres, écrasent des objets (tel un spray anti-ours si puissant qu’il faut évacuer l’atelier et soigner les intoxiqués). Dans cette Amazonie-là, les humains carburent au Tylenol, un analgésique pour tenir le coup face aux douleurs. Un mur de la honte affiche des profils d’anciens travailleurs licenciés pour vol d’iPhone ou ingestion de nourritures. Dans les toilettes, un nuancier permet de savoir ce que signifie la couleur des urines (aïe, là, vous ne buvez pas assez d’eau)…

L’espace de ces centaines d’entrepôts n’est rien à côté des rêves coloniaux de Bezos qui lorgne désormais sur l’Inde, dépité de n’avoir pu conquérir la Chine d’Alibaba. Mais il rêve aussi sur la santé, la finance, l’assurance, l’alimentaire. Benoît Berthelot (Le monde selon Amazon) voit les brevets comme des moyens d’imposer des automatisations que l’IA prend en charge. Les Britanniques ne peuvent-ils déjà pas faire des pré-visites médicales avec l’enceinte Alexa qui recueille leurs symptômes ? Et que dire des caméras privées qui vont faire d’Amazon le premier réseau de surveillance privée au monde ? Mieux que les drones qui sont de piètres livreurs, les robots à six roues livrent déjà dans des villes test.
Pour Berthelot, la France résiste mieux que certains pays, les librairies parviennent à vendre des livres en ligne. Mais à raison d’un entrepôt nouveau par an, du fait de son partenariat avec Casino (tiens un nom aux relents de lieux louches) autour de l’alimentaire, rien n’est joué. En 2017, l’Union européenne avait condamné Amazon à rembourser des « avantages fiscaux illégaux » au Luxembourg. Une décision annulée en 2021…
On déforeste l’Amazonie. Mais une autre Amazonie rêve d’un eldorado en Europe.
Pour nous suivre sur Facebook : https://www.facebook.com/geographiesenmouvement/