
La nature est une idée vieille comme le monde. Plantes, animaux, rochers furent longtemps associés aux humains par de multiples liens qui se sont distendus en Europe à partir du 17e siècle. Mais deux cents ans plus tard, trois esprits aux immenses talents renouent avec cette idée du grand Tout que la crise du Covid a rappelé avec fracas. Trois redécouvertes par l’éditeur inspiré de Michel Serres. (Gilles Fumey)

Vous ne pouvez pas voyager ? Plongez dans l’histoire de Jean-Jacques Audubon (1785-1821), né à Saint-Domingue, territoire français jusqu’en 1804, qui a grandi à Nantes, exilé en Pennsylvanie à 18 ans pour échapper aux conscriptions de Napoléon, et qui part à la conquête de l’Ouest avec sa jeune épouse depuis l’Ohio, « avec le rêve de repérer, observer, peindre et décrire tous les oiseaux du continent nord-américain, et le réalise » (Henri Gourdin). Quarante ans au péril de sa vie, à pied, à cheval, en canoé. Il écrit des milliers de pages de journaux. Et ces lignes prémonitoires : « Quand je réfléchis que les bois s’en vont, disparaissent à toute vitesse, le jour sous la cognée et la nuit dévorés par le feu, quand je vois le trop-plein de l’Europe s’acharnant avec nous à la destruction de ces malheureuses forêts, je m’arrête, saisi d’épouvante ».
Cette vie au service de la nature est écrite dans Voyages en Amérique (1848) et Scènes de la nature (1857) neuf ans après ceux de Chateaubriand et trois ans avant ceux de Tocqueville qui ont porté la wilderness en plein massacre des buffalos et des Indiens dans les Grandes Plaines avant une terrible guerre civile. Une plongée fascinante.

En 1800, quelques décennies plus tôt, le savant Alexandre de Humboldt (1769-1859) et le botaniste Aimé Bonpland (1773-1858) naviguent en Amazonie sur l’Orénoque dont ils explorent le bassin jusqu’au Cassiquiare, étrange rivière qui le relie à celui de l’Amazone. Après un passage à Cuba, ils reviennent dans cette Amérique équinoxiale et partent à l’exploration des Andes, de leurs animaux, des volcans et, même, de la civilisation inca au Pérou.
Les Tableaux de la nature étaient le livre préféré de Humboldt. Il l’a enrichi toute sa vie comme on le fait aujourd’hui grâce à l’hypertexte. Il dépasse l’inventaire pour une approche sensible de tous les phénomènes qu’il observe : « c’est le Tout pénétré par un souffle de vie » qu’il tente de saisir dans une écriture dense, précise, souvent solaire. Sociologue des plantes, il donne une leçon brûlante d’actualité alors que l’inventaire de la biodiversité n’est toujours pas achevé au 21e siècle, que les scientifiques s’accordent à dire que la Terre compterait 8 à 10 millions d’espèces vivantes sur les 2 millions recensées. Sa quête n’est pas seulement celle du « génie de la force vitale », texte virtuose adressé à Schiller et Goethe lorsqu’il avait 20 ans et qu’il reprend trente ans plus tard, c’est l’avènement d’une botanique « arithmétique » qui devient une branche de la physique de la Terre. Un livre envoûtant plus de deux siècles après sa parution.

Troisième pilier de cette trilogie de printemps éditée par Le Pommier, l’ouvrage de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), Nature suivi de Société et solitude. Une pensée émerveillée chez Emerson qui est déjà un maillon fort dans la quête de la nature au 19e siècle. C’est Emerson qui achète un étang où Thoreau se retirera pendant deux ans pour écrire Walden ou la vie dans les bois. Emerson est surtout le chef de file du transcendantalisme qui étonnait Charles Dickens, et il veut défendre aussi l’idée que la nature est un grand tout harmonieux « dans lequel le Soi devrait fondre ». Emerson a été fasciné par les sciences naturelles lors de sa visite du Muséum d’histoire naturelle à Paris en 1832 qui exposait l’anatomie comparée telle qu’elle était pensée alors par Cuvier.
Pasteur qui a abandonné sa charge, Emerson rejoint les poètes qui, seuls, peuvent prétendre connaître l’astronomie, la chimie, la végétation et l’animation de la vie, car eux seuls savent « ne pas s’arrêter aux faits mais les utiliser comme signes » comme le rappelle le préfacier Hicham-Stéphane Afeissa. Avec Emerson comme Humboldt et Aududbon, la nature est un grand Tout. Les siècles suivants l’ont oublié.

Trois livres qui complètent une première livraison de la collection avec Buffon (Histoire naturelle des animaux sauvages), Humboldt (Steppes et déserts), Michelet (La Montagne) et Élisée Reclus (Voyage à la Sierre Nevada de Sainte-Marthe) parus il y a quelques mois.
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