Quand les femmes découvraient le monde

Le Roman des voyageuses françaisesLes explorateurs du monde ont rarement été des exploratrices. Et le récit de voyage a longtemps été le fait d’aventuriers, de chercheurs, d’amateurs de pittoresque. Comment les femmes ont-elles décrit leur propre expérience du monde ? Un point de vue d’histoire et de géographie culturelles d’une Europe qui brouille à partir du 19e siècle les hiérarchies et les frontières.

Voyageuses françaises au 19e siècleSans exclure quelques exceptions comme un récit de pèlerinage féminin, la Peregrinatio Aetheriae d’une religieuse du IVe siècle, ni la Relation d’un voyage en Espagne de la comtesse de l’Aulnoy, Françoise Lapeyre dans son Roman des voyageuses françaises (1800-1900) compte des dizaines de récits extraordinaires par des femmes, dont l’épisode d’une Charlotte-Adélaïde Dard, survivant au naufrage du Radeau de la Méduse. Qu’est-ce qui fait la singularité des récits écrits par les femmes ? Ils vont être moins orientés vers l’objet du voyage que vers le sujet. Du reste, beaucoup de femmes écrivent leurs voyages sans publier, ou de manière anonyme, voire sous pseudonyme masculin[1], affichant un statut de paria, comme le revendiquait Flora Tristan dans ses Pérégrinations d’une paria.

On va donc prendre le récit de voyage des femmes à l’intersection du genre littéraire et de leur identité de femme. En signalant d’emblée le « trouble dans le genre » pour reprendre une expression chère à Judith Butler. Lisons Ida Saint-Elme : « Je ne suis pas une femme, je suis un intrépide voyageur ! » Pour Bénédicte Monicat, ce jeu de mots sous forme d’hygiénisme intellectuel est nécessaire pour être pris au sérieux et pointer le symptôme des ambivalences impliquant la construction textuelle des identités sexuelles.

Isabelle Eberhardt

Isabelle Eberhardt (c) Roger-Viollet

Une grande figure de l’excellent livre Voyageuses européennes au XIXe siècle[2] est Isabelle Eberhardt (1877-1904) qui n’hésite pas à déconstruire le féminin. Parce qu’elle est élevée en garçon par son précepteur anarchiste, elle ne croit pas l’utilité de distinguer les deux sexes. Elle voyage en Afrique du Nord entre 1897 et 1904 sous le nom de Mahmoud Saadi, vêtue en cavalier arabe. Et meurt à 27 ans emportée par un raz-de-marée à Aïn-Sefra, laissant une œuvre de 2000 pages. Elle fait de l’Algérie son pays d’adoption, apprend l’arabe, se convertit à l’Islam, mène une vie de pauvre alors qu’elle vient d’un milieu aisé et, surtout, s’habille en homme pour voyager librement à cheval, se faire respecter et moins attirer l’attention. L’habit masculin représente pour elle… un privilège. Pour Denise Brahimi et Natasha Ueckmann, Isabelle Eberhardt reproduit de nombreux clichés masculins sur les femmes qu’elle classe, grossièrement, en trois groupes : la mère ou la maraboute (figures de sainteté), les prostituées (la majorité des portraits de femmes) et la femme enfant (l’adolescente séduite et abandonnée). Tout en dénonçant l’inégalité hommes femmes, elle tient les femmes arabes comme tenues aux babillages sots, l’illettrisme, la coquetterie tout en avouant : « Pour la galerie, j’arbore le masque d’emprunt du cynique et du débauché… Personne jusqu’à ce jour n’a su percer ce masque et apercevoir ma vraie âme, cette âme sensitive et pure qui plane si haut au-dessus des bassesses et des avilissements où il me plaît, par dédain des conventions et, aussi, par un étrange besoin de souffrir, de traîner mon être physique. »[3]

Il a fallu ces femmes de milieu aisé pour braver le préjugé selon lequel « le déplacement des femmes était souvent vu comme déplacé, scandaleux », selon Franck Estelmann et Friedrich Wolfzettel.

Jane et Marcel Dieulafoy

Marcel Dieulafoy, Jane Dieulafoy, 13 ou 14 mai 1885, aristotype

Certes, de nombreux récits de voyage paraissent suspects de complicité avec les discours coloniaux, car au XIXe siècle, ces discours et leurs réservoirs de stéréotypes prennent appui sur les projets coloniaux de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre. Cela alors même que certaines femmes comme Jane Dieulafoy, pour Natasha Ueckmann, peuvent se sentir « discriminées par les hommes et endosser une pensée coloniale basée sur les privilèges de la culture dominante » (id). Certaines femmes optent d’ailleurs pour les voyages en couple, ce qui permet de mesurer la séparation des rôles entre mari et épouse et les qualités spécifiques de l’écriture de voyage au féminin.

Parmi les grandes figures, Alexandra David-Néel dans son Journal de voyage (1904-1917), voyageuse bouddhiste, se targue de son intuition féminine qui lui ouvre le cœur des brahmanes. Elle veut courir le monde autrement qu’en « touriste Cook ». Elle cherche le grand, dédaigne le petit et le pittoresque. « J’ai réussi aussi complètement que le plus exigeant eût pu le rêver, un voyage dont le pittoresque dépasse de beaucoup celui des voyages inventés par Jules Verne » (Journal de voyage).

Sensibilité au sublime

Flora Tristan, Pérégrinations d'une pariaDu reste, l’exploration d’Alexandra David-Néel est liée à un credo religieux pour les montagnes, comme Isabelle Eberhardt voit le désert comme illimité, sublime. Flora Tristan voit les Andes comme une « paroi du ciel ». F. Wolfzettel dévoile une héroïne qui se compare elle-même à Moïse. La sublime manifestation de Dieu qu’elle voit représente une sorte de billet d’entrée vers la Terre promise. Les Lettres d’un voyageur de la jeune George Sand sont imprégnées aussi d’un bout à l’autre du sublime. La comtesse calviniste Valérie de Gasparin exalte les effets cosmiques du soleil, pressentant ce que Bachelard qualifiait d’imagination matérielle.

Avec De l’Allemagne rarement pensé comme un récit de voyage, Germaine de Staël évoque justement l’exaltation des « images lumineuses et pures d’un monde idéal ». Commentant Kant, elle en vient à écrire que « l’enthousiasme enivre l’âme de bonheur ». Le sentiment du sublime, c’est la récolte d’un long voyage, la leçon suprême d’une enquête qui n’avait apparemment aucun rapport avec la féminité. Ainsi, pour F. Wolfzettel, le sublime constitue-t-il peut-être la revanche de la voyageuse face au quotidien.

On se gardera de cantonner l’écriture féminine aux sentiments. La Suissesse Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) qui voyage à quatre reprises comme photographe-reporter raconte ce qu’elle a vu d’Istanbul, de la Perse, du Kurdistan, du Liban, de l’Afghanistan, dernier voyage qu’elle entreprend avec Ella Maillart en voiture. « Le regard porté sur le pays depuis l’auto traverse l’œuvre, c’est le véhicule d’une errance existentielle » (id). Schwarzenbach « poétise ses impressions d’Afghanistan ». La mélancolie est une des conditions du voyage. Les deux voyageuses sont observées avec curiosité, se font interpeller par les natifs qui les découvrent habillées à l’européenne, sans voile, sans guide ni traducteur. Elles veulent abolir les divisions entre hommes et femmes. Elles décrivent longuement la situation des femmes en Orient, « invisibles » lorsqu’elles les croisent. Elles sont les premières Occidentales à entrer dans l’espace privé des femmes arabes et perses, interdits aux voyageurs masculins.

Flora Tristan et George Sand, quant à elles, écrivent des relations qui deviendront des classiques : les Pérégrinations d’une paria (un voyage jusqu’à Lima au Pérou qui se termine en1835) pour la première et Un hiver à Majorque (fin 1838, avec ses enfants et Frédéric Chopin) pour la seconde. Flora Tristan qui dissimule son identité est sensible à la condition féminine des esclaves et de toutes les femmes soumises à des travaux harassants, aux religieuses qu’elle visite dans leurs couvents (interdits aux hommes). George Sand insiste sur la supériorité des femmes sur les hommes majorquins, fait tout pour paraître invisible dans la société majorquine.

George Sand, Espagne

« L’Espagne est une odieuse nation ! » (George Sand)

Parmi les rencontres du voyage, il y a celles des animaux, source d’étonnement, de pittoresque, de frayeur comme Baudelaire avait évoqué les « idoles à trompe » et les serpents qui « caressent les jongleurs »[4]. Que ce soit la description des lamas ou, horrifiée, d’une corrida dans les arènes de Lima ou celle des cochons et des singes majorquins, voire des calamars, tout porte à une interrogation éthique et mélancolique chez les deux voyageuses. Les animaux y sont dotés d’une conscience de la mort et apparaissent, finalement, comme les doubles et emblèmes des autochtones.

Pourtant, Christine Planté qui a comparé les deux aventurières ne veut pas extrapoler sur le féminin du voyage : Tristan universaliste et Sand attachée à l’affirmation des différences « manquent la médiation du féminin comme construction et le nécessaire détour par le regard des autres et son intériorisation ». Sand ne fait aucune place au préjugé du féminin alors qu’elle reste une femme dans le regard des autres. À ce titre, elle adopte un point de vue et des valeurs universels.


[1] S. Kord, Sich einen Namen machen. Anonymität und weibliche Autorschaft 1700-1900, Stuttgart/Weimar, Metzler, 1996

[2] F. Estelmann, S. Moussa et F. Wolfzettel, Voyageuses européennes au XIXe siècle. Identités, genres, codes, PUPS, 2012.

[3] Lettres et journaliers, Actes Sud, 1987.

[4] « Le Voyage », Les Fleurs du mal.


Françoise Lapeyre, Le Roman des voyageuses françaises, Payot, 2016.

Frank Estelmann, Sabra Moussa, Friedrich Wolfzettel (dir.), Voyageuses européennes au XIXe siècle, 2012, PUPS.

Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria, 2004 [1838], Actes Sud.


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