Un cri de rage ou un soupir de soulagement ? La Ferme des 1000 vaches à Drucat (Somme) jette l’éponge au 1er janvier 2021. Les arguments donnés par le gérant de cette ferme-usine : aucune aide de la filière laitière, tracasseries administratives… Ce modèle d’élevage fondé sur la finance était-il condamné ? Dans un contexte de surconsommation de protéines, on peut s’interroger.
Cette ferme-usine baptisée Ferme des 1000 vaches avait ouvert en 2014 un débat sur l’utilité de l’élevage intensif en France. Une pratique d’élevage qui monte en puissance avec 84% des volailles, 96% des porcs dont l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo avait exprimé l’horreur côté éleveurs dans Règne animal (2016). Pour les 4400 fermes-usines en France dans 2340 communes comptabilisées en 2018 par le Ministère de la transition écologique et de l’environnement, est-ce un avertissement ? Les consommateurs veulent-ils vraiment la fin des élevages industriels ?

(c) Ferme des mille vaches
Il y a quelques années, tout paraissait formidable sur le papier et devant la caméra encore cet hiver 2020 lorsque Etienne Fourmont, « éleveur youtoubeurre » et Michel Welter font visiter leur ferme-usine. Présentée comme un regroupement d’exploitations sous une seule entité, cette affaire était en réalité l’objet d’un investissement financier. Un investissement de plus de la finance dans les campagnes, comme la Bourgogne viticole où François Pinault vient de racheter le Clos du Tart vendu 37 millions d’euros l’hectare (RVF déc. 2020, p.8).
La pression de l’opinion publique était telle sur l’image de cette ferme que le lait qui en sortait était comme entaché d’un péché originel. En 2017, la grande distribution avait fini par boycotter le « lait des 1000 vaches » issu des laiteries qui le réceptionnaient. Les Belges de Milcobel étaient venus au secours de l’éleveur pour collecter les 8,5 millions de litre de lait annuels.
L’autre mur que la ferme-usine n’a pas réussi à franchir était l’agrandissement de son exploitation. Elle aurait dû regrouper 1000 vaches alors que la ferme n’en recevait que 880 sans espoir d’aller plus loin, l’État tergiversant de manière assez hypocrite, il faut bien le dire. « Si on avait enfin obtenu cette autorisation, nous n’aurions jamais arrêté. Nous nous serions battus pour continuer. C’est un modèle qui fonctionne, nous en avons la preuve. » Pas si sûr.
Car la production alimentaire doit-elle seulement être une production banalement rentable ou n’a-t-elle pas une composante symbolique à prendre en compte ? Xavier Hollandts et Bertrand Valiorgue le disent autrement dans une tribune publiée en 2019 : « Voulons-nous 2 260 fermes de 1 000 vaches au lait standardisé ou 55 000 producteurs qui maintiendront une diversité de produits et assureront durablement notre souveraineté alimentaire ? » Peut-on faire manger aux Français ce qu’ils ne veulent pas après les scandales à répétition dans l’agroalimentaire, les grippes aviaires qui n’en finissent pas, les atteintes à l’environnement, les pénuries d’eau annoncées, les menaces sur leur santé et, finalement, une surconsommation aberrante ?
Que vont devenir les animaux de la ferme qui exploite 1000 hectares ? Pour l’instant, rien n’est décidé. Avec le tarissement des vaches, le lait devient impropre à la consommation. Les animaux seront vendus ou abattus. Le sentiment d’un grand gâchis pour les amateurs de business agricole vient de l’hypocrisie de la grande distribution qui refuse ce lait stigmatisé alors qu’elle vend des briques de lait venant d’Allemagne ou d’Europe de l’Est. Sur le portail Web-agri, près de trois cents réactions ont fusé à l’annonce du renoncement des exploitants des 1000 vaches. Beaucoup d’entre elles viennent d’agriculteurs, très partagés sur le modèle, certains relayant le discours de la FNSEA et des chambres d’agriculture qui pilotent la formation des futurs paysans et syndicalistes, d’autres se positionnant clairement contre ce modèle industriel, tout comme un tiers des posts venant de la société civile et plutôt hostiles aux méga-fermes.
Nous avons analysé les discours des agriculteurs qu’on peut présenter ainsi, avec quelques extraits qui méritent d’être cités.
Le lait, une banale ressource pour l’industrie
Pour les agriculteurs productivistes, les vaches ne sont pas des animaux mais des machines à produire du lait. Certes, ils ont appris à en prendre soin et sur les photos, on présente les animaux comme « heureux » en passant sous silence des séquences comme l’écornage, les antibiotiques, la nourriture pas toujours herbacée, la promiscuité parfois, etc. Ce sont des animaux de rente, point à la ligne.
Jean-Luc est lucide sur la finance, mais il défend son modèle : « Ce sont des financiers qui achètent nos terres. L’agriculture française est terminée, nous mangerons des produits importés demain d’on ne sait où. Moi, je suis éleveur, je continuerai à bien manger. Tant pis pour vous les citadins qui cassez en permanence les éleveurs ».
Dans le grand bain du marché
La grande justification est l’économie laitière en Europe et la compétition que se livrent les pays du Nord et ceux du Sud. Mais les choses ne sont pas si simples. Gwenn, paysan breton, morigène : « Pour bien connaître les Pays-Bas et l’Allemagne pionniers dans ce type d’exploitation, c’est une victoire ! Ceux qui citent ces exploitations étrangères en exemple n’ont pas visité leurs campagnes aseptisées, vides de toutes vies. Sortez un peu de vos frontières avant de vous embarquer dans des comparaisons hasardeuses ! L’Europe souhaite en finir avec ce modèle d’agriculture intensive. Que la France soit pionnière avec un autre mode exploitation agricole est tout à son honneur, nous pouvons être fiers ! »
Pourtant, son voisin de tchat, Mouska, raille les fonctionnaires en enviant leur train de vie, qui font capoter ce modèle industriel que d’autres comparent aux kolkhozes soviétiques. Il voit à l’horizon : « la famine dans l’Hexagone ». Comment prendre de bonnes décisions avec le sentiment de la peur ? Un autre s’énerve : « Tu préfères les vaches de Haute Savoie attachées dans des étables sombres pendant 8 mois de l’année ? Quand on n’y connaît rien, on s’abstient de raconter n’importe quoi ». « On nous prend pour des cons, mais résistons! » lance Bruno.
Oecuménique, cet agriculteur voudrait réconcilier tout le monde, on croirait entendre Christiane Lambert, presidente de la FNSEA : « Il y a de la place pour tout le monde. Il ne faut pas être jaloux des autres, il faut essayer de faire mieux. J’ai été à l’origine d’un groupe d’éleveur dit « le groupe des 4×100 », c’est-à-dire 100 quintaux (10 000 litres/vache), 100 grammes de concentré par litre de lait, 100 € de coût alimentaire. Là, on gagne de l’argent mais on nous étrangle tous les jours un peu plus, et c’est pour cela que je jette l’éponge. » Le modèle économique du marché ne fonctionne pas, c’est la faute des autres. Classique.
Laurent donne sa vision des 1000 vaches : « Comme le précise l’arrêt, la ferme stoppe ses livraisons parce que la gestion de Milcobel est catastrophique et fait payer actuellement ses dettes accumulées aux producteurs. La conjoncture pousse toutes les laiteries à réduire leurs volumes. Les références come Danone, LSDH, Sodiaal préfèrent investir dans les laits végétaux. Personne n’avait intérêt à reconduire de contrat. Dommage qu’aucune coopérative ait défendu les intérêts des producteurs et non de la grande distribution ».
Vincent, qui croit aux vertus de la compétition sur le marché, mais reste lucide en agitant le bâton et la corde : « La ferme France ne résistera pas sans accepter des réformes profondes pour rester compétitive. Pour mémoire : 1000 ha, 1000 vaches ! Où est l’aberration ? Laissons nos éleveurs se pendre seuls au bout de la corde que la grande distribution leur offre ! »
Y aurait-il un loup dans la ferme ? Léo s’interroge : « Il faut vraiment avoir la mémoire courte pour ne pas se souvenir avec quelle arrogance le promoteur de ce projet (Paix à son âme) entendait nous montrer, à nous producteurs, comment il fallait faire pour baisser le cout de production et le ramener à 25 centimes le litre. Les arguments avancés pour justifier l’arrêt ne sont pas très convaincants. Il y a certainement d’autres raisons moins avouables. »

Les fermes-usines en France (c) Greenpeace
Le lait dans la politique
El Rama pose un diagnostic plus global et voit bien un choix politique fait pour éliminer un certain type d’agriculture. Avec toujours un oeil sur nos voisins européens présentés comme plus compétitifs et qui restent le modèle. Des voisins du Nord, car on ne parle, bien entendu, jamais d’Italie ou même d’autres régions que celles du productivisme comme les montagnes françaises (voir plus loin). Il se trompe en partie, car le productivisme est loin de disparaître de France. Ecoutons-le : « Une illustration de plus du non sens qui règne au niveau de la politique agricole française. Je ne suis pas favorable à cette évolution de notre métier, pas spécialement favorable aux très grosses exploitations. Mais force est de constater que si nous le faisons pas, d’autres le font à notre place.
Les Français drogués aux réseaux sociaux où le moindre quidam a son avis d’expert sur un sujet qu’il ne maîtrise pas vont droit dans le mur. Demain, une France biologique, avec des haies, des arbres, de la biodiversité… Une France carte postale, idilique. Le souhait de tous. Notre pays largement excédentaire pour ce qui est de l’agroalimentaire se rapproche très vite du point de balance, si cette marche se poursuit d’ici quelques années. Encouragés par la future PAC nous serons déficitaires. Rien de grave, un poulet bio et local le dimanche avec des pommes de terre de l’Amap et un fromage de chèvre du néo-rural du coin, de la bouffe importée le reste de la semaine à la cantine de la boîte… On survivra. Une pandémie mondiale, c’était de la science fiction, celle qui nous touche actuellement à fait plus de 50 000 morts en France. »
Une vision réaliste, quelque peu désespérée. Un raisonnement partant toujours d’une vision de la France agrícole arrimée au marché qui va l’achever. Bruno Lemaire est pointé comme un des grands responsables de la politique de contractualisation qui conduit à des attitudes hypocrites de la grande distribution.
Et le bien-être animal ?
Peu de post sur le bien-être chez les éleveurs, convaincus que les animaux sont bien traités. Ce n’est pas l’avis d’Evidence qui relie la production aux besoins en lait de la France, qui se soucie de l’environnement et qui poste : « Primo, pauvres bêtes ! Deuxio, tout ça pour surproduire et jeter le lait. Tertio, une gestion nullissime du lisier. Rendez à la terre ses prairies et ses bosquets et mettez-y des vaches en nombre raisonnable. Au lieu d’obliger des élèves paumés à obtenir un bac génér, favorisez les formation à l’agriculture et l’élevage. »
Le lait et la nutrition
Le sujet apparaît peu dans le débat. Une fois, un internaute pose la question à la suite d’une remarque sur la qualité nutritionnelle du lait : « Lait de médiocre qualité ? MDR. Plus il y a de vaches dans un élevage, plus la qualité du lait baisse ? S’il vous plait, continuez de prendre vos médocs et laissez les gens cohérents commenter. » Des questions qui méritent de multiples réponses sur l’enfermement, les antibiotiques, les animaux qui boitent et qu’on soigne dans des pédiluves, les compléments alimentaires lorsque manque le foin pendant les sécheresses, etc. Visiblement, la formation n’est pas achevée.
Dans le chapitre sur l’intérêt et l’usage des produits laitiers d’origine industrielle, rappelons que les Français avalent plus de 900 000 tonnes de yaourt par an. Pas assez pour l’industrie qui clame haut et fort des arguments santé comme consommer deux yaourts par semaine pour réduire les risques de maladies cardio-vasculaires chez les hyper-tendus (sic). Prenons le cas du calcium dont l’industrie fait des tonnes de louanges. Celui du chou, des légumes secs et feuilles vertes est plus facile à assimiler que celui des produits laitiers qui acidifient le corps et… favorise la déminéralisation osseuse. Produit miracle, le yaourt stimule les défenses immunitaires, aide à passer le cap de la ménopause, à combattre le cholestérol… Menacé par la DGCCRF, Danone a dû mettre le frein sur la pédale. D’autant que Foodwatch épinglait les sucres ajoutés, les arômes synthétiques, les yaourts aux fruits… sans le moindre fruit, juste un arôme. Avant une pétition contre Triballat Noyal signée par plus de 30 000 fâchés contre le bio qui ne l’était pas…
Et pour ceux qui se demandent encore que faire du lait issu de fermes-usines, cet article du Canard Enchaîné (4 février 2015)

Trop de lait (c) Canard Enchaîné
Pour conclure
On s’étonne qu’aucun des éleveurs qui se soit exprimé ici ait mentionné les filières de qualité du lait en France, dans les montagnes de l’Est (Jura, Savoie). Pour ne prendre que la filière Comté, le modèle économique est l’un des plus étonnants qui soit dans notre océan de libéralisme économique où le travail des éleveurs est remarquablement rémunéré, et où la filière est présidée non pas par un industriel, mais par un éleveur. Faudrait-il organiser des voyages d’étude des éleveurs de l’Ouest de la France vers la Franche-Comté et la Savoie ?
Rendez-nous les Millevaches !
Et pour ceux qui sont passionnés de toponymie et se demandent ce que veut dire « le plateau de Millevaches », voici un joli nom au centre du Limousin, partagé entre trois départements, « un haut-lieu de controverses onomastiques » pour Roger Brunet. « On y a vu des troupeaux de vaches, puis des collines ressemblant à des vaches (!), mille sources (bache, bachas), une montagne vide (melo vacua, Dauzat). Le nom a été celui d’un village, déjà interprété par un clerc du XIe siècle en Millevaccas ; Billy suggère à son tour le terme gache, fréquent en Limousin pour des bourbiers et des étangs, en admettant mille comme idée de profusion. La commune de Millevaches (19) est à la source de la Vienne, son finage écorné par la Vézère ». (Trésor du terroir, CNRS Edition, 2016).
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