L’Assomption, fêtée le 15 août, marque des événements qui ne cessent de se répéter depuis 2000 ans. Passé au scalpel des historiens, cela donne un pavé impressionnant, un Dictionnaire des apparitions de la Vierge Marie (Cerf).
En 1623, Giovanni Petro, sourd-muet âgé de quinze ans, travaille aux champs lorsqu’il est appelé par une voix féminine, celle d’une très belle « Dame » qui l’enjoint de se rendre en pèlerinage à Oropa (Piémont, Italie) où il est guéri. En 1988, Estela Ruiz, mariée et engagée dans la défense des droits des femmes à Phoenix (Arizona), s’entend saluer par Notre-Dame de Guadalupe qui lui apparaît pendant près d’un an sur une image et ramène la paix dans sa famille désunie. En 2017, une fillette de confession hindouiste est guérie à la suite d’apparitions dans une église de paroisse catholique à Evavanakkad (Kerala, Inde). Parmi les milliers de dossiers examinés soigneusement par des associations scientifiques, ces trois cas recensés par l’historien Joachim Bouflet dans un monumental ouvrage de 968 pages nous plongent dans ce continent souterrain de la piété catholique.
Foules
Comme en écho à ces centaines de cathédrales Notre-Dame – nom donné au Moyen-Age à Marie, la mère du Christ –, les mariophanies deviennent un sujet pour les sciences sociales à défaut de convaincre les sciences expérimentales impuissantes à expliquer les guérisons. Ces apparitions publiques de la Vierge avec communication d’un message renvoient aux épiphanies qui sont des interventions extraordinaires pour ceux qui se revendiquent du «peuple de Dieu». Bien qu’«extraordinaires», elles sont des milliers à émerger de sources d’information (radio, tv, cinéma, blogs). Elles n’ont jamais cessé depuis l’an 39 de notre ère à Saragosse (Aragon) et en 47 ap. J.-C. au Puy-en-Velay (Auvergne) jusqu’à aujourd’hui en Inde ou en Afrique subsaharienne. Deux mille ans au cours desquels des foules immenses convergent vers des lieux de guérison, de prière, de réconfort.

Dans le cadre grandiose des Alpes grenobloises, depuis le milieu du XIXe siècle, un pèlerinage se tient à la suite de mariophanies à trois enfants.
Qui parle? Une voix qui vient «du ciel» s’adressant, non par l’ouïe, mais le cœur ou l’âme par le truchement de statues ou d’images, avec «des larmes, des saignements, effusions d’huile ou de parfums, changement de couleur, luminosité, mouvements». Bien que publique, l’apparition «n’en reste pas moins une relation privée – ou particulière – distincte de celles des apôtres». Pour l’historien Philippe Boutry (1), ancien président de l’université Panthéon-Sorbonne, «l’apparition ne saurait être isolée de l’ensemble de la piété mariale: elle ne constitue que l’irruption de l’extraordinaire dans le quotidien d’un culte».
Un contre-monde invisible
Le blanc manteau des monastères, des sanctuaires et des basiliques, les milliers de tableaux, sculptures, pièces de théâtre et de musique, leur inscription dans la toponymie nourrit l’histoire des mentalités. Elles témoignent d’un contre-monde invisible du divin, souvent manifesté au féminin et que la fête du 15-Août porte à son paroxysme à Lourdes, une des capitales mondiales de la mariophanie avec Fatima (Portugal), Guuadalupe (Mexique), Manaoag (Philippines), Walsingham (Royaume-Uni) ou Medjugorje (Bosnie-Herzégovine) – cette dernière suscitant des doutes jusque chez le pape François.
Pour Joachim Bouflet, le doute sur les mariophanies existe depuis le XIXe siècle. On doute des voyants, des signes et des miracles, sans remettre en cause la nature du fait apparitionnel lui-même depuis le concile de Bâle (1431-1448). Les premières règles pour «valider» une apparition ont été édictées pour l’apparition de La Salette en 1846 dans les Alpes, approuvée par décret de l’évêque de Grenoble en 1851, la dernière en date ayant été pour des apparitions en Argentine en 1983-1990 reconnues en 2016. D’autres n’ont pas fait l’objet d’un jugement canonique mais sont l’objet d’un culte comme Notre-Dame de Guadalupe au Mexique (15 millions de pèlerins par an) ou la Médaille miraculeuse à Paris, 140 rue du Bac depuis 1830 (2 millions de visiteurs), voire Pellevoisin (Indre), Akita (Japon), Yagma (Burkina Faso) ou Itapiranga (Brésil).
Empathie avec les peuples
Les premières legendae (signifiant «textes à lire») attestant de mariophanies datent du XIe siècle. Elles accompagnent les différentes missions de celle qui est vénérée dès le Ve siècle comme la mère de Dieu, la Theotokos, puis celle de tous les fidèles. Ce qui lui donne une grande proximité avec les humains «en marche vers la Jérusalem céleste [avec des] luttes et souffrances» inouïes. Sont écartées les dérives sectaires introduisant le thème de la fin du monde «décliné ad nauseam dans les apparitions contemporaines». Elles permettent d’associer à la figure de la Vierge la «blancheur immaculée» d’une reine en majesté (de France, de Pologne, etc.), mais capable de tendresse avec son enfant, tel qu’il est représenté dans les cathédrales médiévales et les madones de Fra Angelico.
Comme son fils dans l’Evangile, la Vierge a multiplié les pains jusqu’à remplir des huches vides pendant la peste de 1623 en Emilie-Romagne. Elle est à l’origine d’une pêche miraculeuse à Aparecida au Brésil en 1717, comme celle du Christ sur le lac de Tibériade.
Face à l’impressionnant pouvoir des éléments, la Vierge est parfois là. Peut-on y lire une signification eschatologique quand elle fait cesser les tempêtes, les orages violents menaçant les troupeaux affolés par les éclairs et le tonnerre, les terribles sécheresses comme en Equateur en 1594, les fléaux, les famines, la peste à Téloché comme en Anjou, en 1430 ou à Albrechtsberg en Autriche en 1679 ?
Féminicides
Les mariophanies ne sont donc pas que des visions ou des apparitions, mais des signes. On y voit les mêmes miracles que dans l’Evangile pour la guérison des aveugles, des estropiés, des paralytiques, de ceux qui sont atteints de la lèpre, voire des pathologies mieux renseignées comme la tuberculose ou le cancer par les certificats médicaux. La Vierge est remerciée pour avoir protégé les enfants menacés ou maltraités, voire les femmes victimes d’agressions de leur mari, comme à Vizzini (Sicile) au XIIe siècle ou à Chavaes au Portugal, XIIIe siècle. Parfois, la Vierge est à l’origine d’exorcismes sur les possédé.e.s. Et si elle se trouve mêlée à un conflit géopolitique, elle protège contre les persécutions comme celles qui furent menées par le mandarin Van Than en 1885 au Vietnam. Elle peut aider à lutter contre les armées pendant des assauts urbains comme à Castellamare del golfo en 1718.
Discours géopolitiques
Marie n’est donc pas une diva éthérée. Elle peut batailler contre la République «laïque et franc-maçonne» après la défaite de 1871. On lui fait proférer des menaces contre l’Allemagne, sans pouvoir vérifier la véracité de ses messages, notamment lorsqu’elle insiste sur le retour à la monarchie dans une France châtiée par la guerre.
Pendant la guerre du Vietnam en 1975, Stéphane Hô Ngoh Anh, 26 ans, du diocèse de Saïgon, paralytique guéri par la Vierge, est promu capitaine des forces spéciales du Sud, puis fait prisonnier des communistes, à nouveau estropié par la guerre et à nouveau guéri, puis interné dans un camp de rééducation et évadé en 1977.
Chirac abusé ?
Joachim Bouflet ne cache pas le dévoiement de nombreuses mariophanies pendant les conflits entre la papauté et l’Empire, pendant la guerre de Cent ans, la peste noire, la Réforme, la Révolution qui sont des «temps mauvais». Tels ces fanatiques de l’Apocalypse à l’origine de dérives sectaires jusqu’aux schismes, telle l’histoire de certain Roger Kozik, voyant au Fréchou/Andiran (Lot-et-Garonne), ordonné prêtre et consacré évêque (schismatique) à Toulon en 1978, poursuivi par la justice pour abus de confiance mais suivi par une foule cosmopolite de fidèles (Cameroun, Mongolie, Etats-Unis) et… décoré par Jacques Chirac de l’Ordre du mérite en 2003…
Une autre grosse épine pour l’Eglise, celle de Medjurgorje où les premières apparitions débutent en 1981, des mariophanies non reconnues pour éviter une dérive sectaire et ne pas renforcer le nationalisme croate pendant la guerre civile, la visionnaire Vicka Ivankovic tentant d’appeler George Bush pour l’inviter à bombarder les Serbes. Au chapitre des impostures, Bouflet consigne celle de Vilar Châo au Portugal où Amelia, 17 ans, est confondue par les médecins révélant de faux stigmates. Sans oublier de mentionner les regrettables bisbilles entre voyantes, telle Mélanie Calvat de La Salette et Marie-Louise Nerbollier, 25 ans (1884 à 1908) à Diémoz (Isère).

Medjugorje (Bosnie), un lieu contesté par l’Eglise romaine où affluent des centaines de milliers de pèlerins.
Faire le tri
Il n’empêche. Ces dérives ne sauraient entamer l’optimisme du célèbre théologien suisse Hans Küng, vantant les très nombreux signes de protection des faibles. Nouvelle Eve face aux assauts du Mal, Marie reste la protectrice des croyants et si elle traite d’hérétiques les protestants et les Musulmans, voire les populations d’Amérique latine et d’Asie comme ce fut le cas plusieurs fois, pour l’Eglise, on est dans l’imposture. En revanche, les appels à la prière, à la conversion, à la pénitence sont toujours interprétés comme des signes positifs permettant d’éviter les dérives sectaires.
Aujourd’hui, au seuil du 3e millénaire, plus de 200 mariophanies ont déjà été signalées et leur nombre augmente en Amérique latine, en Afrique et en Asie où les annonces apocalyptiques pullulent. Elles passent toujours par des pauvres, mais aussi des gens plus aisés tels cet ingénieur, Alex Avendano à Layton (Utah), des jeunes, des mères et pères de famille qui reconnaissent des extases, des visions, des stigmates.
Dans ce contre-monde invisible, des millions d’êtres humains convergent toujours vers les lieux de pèlerinage qui rendent visible une géographie planétaire foisonnante.
Joachim Bouflet, Dictionnaire des apparitions de la Vierge Marie, Cerf, 2020.
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