
Succès critique mais échec commercial à sa sortie en 1969, porté disparu pendant plusieurs années puis miraculeusement ressuscité en 1999, Invasion fascine par son destin autant que son contenu. Dans ce premier long métrage, le réalisateur argentin Hugo Santiago mélange film noir et poésie dans une fable politico-existentielle sur l’engagement. Et explore les modalités de notre attachement aux lieux.
Invasion est une œuvre difficile à classer, empruntant au film noir, flirtant avec le fantastique et dont le travail sur le son tend vers le cinéma expérimental. On oscille entre Le Troisième homme pour son noir et blanc expressionniste et L’Invasion des profanateurs de sépultures pour son atmosphère paranoïaque, le tout agrémenté de la poésie de Borges, co-scénariste.
L’argument est simple. La ville d’Aquilea est menacée d’invasion par des hommes en costume blanc aux motivations incertaines. Un petit groupe clandestin mené par le charismatique Herrera tente de leur résister, sous les ordres d’une sorte de vieux sage qui semble en savoir plus que tout le monde, Don Porfirio. On n’en apprendra pas tellement plus, si ce n’est qu’Irene, la femme de Herrera, manigance elle aussi avec Porfirio.

Aquilea est donc une ville assiégée, dont les lieux ne semblent avoir de nom que lorsqu’ils désignent des frontières : « frontière sud », « frontière nord-est », comme si ce territoire se définissait seulement par ses limites extérieures. C’est un peu Buenos Aires, dont on reconnaît quelques rues et le stade. C’est sans doute un peu aussi Aquilée, ville romaine de la côte nord de l’Adriatique, un temps qualifiée de « seconde Rome » du fait de sa prospérité, de nombreuses fois assiégée et finalement rasée par Attila en 452.
Mais de quelle invasion s’agit-il ? Difficile de ne pas penser à la menace fasciste et à la dictature argentine, déjà en place en 1969, même si c’est en 1976 que l’armée reviendra au pouvoir pour un épisode plus sanglant. Au milieu d’une population indifférente, quelques résistants hésitent entre détermination, peur et découragement, conscients à la fois de l’absurdité et de la nécessité de leur révolte. Et espèrent que d’autres prendront la relève et que la lutte continuera car, comme le rappelle Porfirio à un Herrera écœuré par la passivité de ses compatriotes : « La ville est plus que ses habitants. » La junte militaire ne se trompera pas quant au potentiel subversif du film et le fera interdire, avant que les bobines ne disparaissent à Buenos Aires en 1978.

Mais la quasi-abstraction de la mise en scène et du scénario incite à lire le film comme une fable à la portée universelle, sur les relations de l’humanité avec son milieu. La peur de l’invasion, c’est peut-être aussi une part de notre condition géographique, un aspect de notre appropriation des lieux et du lien profond que nous entretenons avec eux, l’indépassable dimension insulaire de notre identité spatiale.
Avec sa carte de la ville à la fois omniprésente et jamais entièrement visible, le film évoque aussi le caractère fragmentaire de notre rapport au monde, tout en rappelant l’importance, dans l’œuvre de Borges, des cartes – la fameuse carte au 1/1ème dans la nouvelle De la Rigueur de la science – et des espaces aux ramifications infinies – comme La Bibliothèque de Babel. Même pour ceux qui la connaissent et la défendent, la ville est un espace déstructuré, se révélant par parties entre lesquelles il est difficile de faire le lien, le tout accentué par les contrastes entre l’obscurité et une lumière aveuglante et, surtout, la perspective mise à mal par les plans cassés et les décors labyrinthiques.

Le film préfigure aussi la paranoïa qui, dans les années 1970 et 1980, envahira un cinéma nord américain essayant de rendre compte de la condition postmoderne de l’humanité occidentale. Angoisse diffuse, pressentiment d’une conspiration généralisée, perte de repères – notamment spatiaux –, omniprésence des écrans et autres outils de communication audiovisuelle, tout est là, ou presque, dans Invasion. Sans oublier un mystérieux émetteur, au cœur des premières scènes du film et dont on comprend qu’il est la condition de l’invasion à venir. Déjà en 1969, les fils, les câbles et les ondes nous poursuivent partout.
Pour aller plus loin :
Ici, un article plus étoffé sur le film, dans la revue Vertigo.
Là, un résumé de la carrière de Hugo Santiago.
Et sur les figures de la paranoïa et de la conspiration dans le cinéma nord-américain, il faut lire La Totalité comme complot, de Fredric Jameson, publié en français par Les Prairies ordinaires.
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