Alors que les Gilets jaunes, après plus d’un an, refusent de disparaître, un livre et un film rendent compte de la vie sur deux ronds-points. Des approches au plus près qui montrent combien ce mouvement relève avant tout d’une réappropriation des lieux. (Manouk Borzakian)
45°16’ de latitude nord, 5°53’ de longitude est. Voilà un lieu au sens le plus réducteur : un point dans l’espace géométrique, une localisation, un « topos ». À quelques heures de route, autre topos, autres coordonnées : 43,68° nord, 4°22’ est. Leur point commun : chacun abrite un rond-point. Et les deux se trouvent dans des espaces qu’il est convenu d’appeler périurbains, adjectif disant leur dépendance fonctionnelle à l’égard de la ville mais aussi leur exclusion des aménités offertes par les centres urbains.

Le Rond-point de la colère
Des Gilets jaunes ont investi ces ronds-points en novembre 2018, attirant l’attention de deux chercheurs et d’un groupe de cinéastes. Et il n’est pas anodin que les uns et les autres, pour introduire leur travail, aient opté pour le même type de représentation. Une carte IGN du rond-point du Rafour, dans la commune iséroise de Crolles, illustre la couverture du livre du sociologue Bernard Floris et du géographe Luc Gwiazdzinski, Sur la vague jaune. Pour l’un des premiers plans de leur film Le Rond-Point de la colère, Pierre Carles et ses cinq collègues ont retenu une plongée verticale sur le rond-point d’Aimargues, dans le Gard, avec son ballet monotone de voitures et de camions. Dans les deux cas, la vision zénithale, supposément objective, dit le caractère anonyme et la banalité de ces espaces fonctionnels.
Stratégie spatiale
C’est tout l’intérêt de ces deux enquêtes : rendre compte de l’appropriation d’un type d’espace n’offrant a priori aucune prise. Le livre et le film partent chacun d’un « non-lieu », notion forgée par l’anthropologue Marc Augé : un objet spatial anonyme et reproductible, dont l’existence n’a d’autre raison d’être que la satisfaction des exigences de production et de consommation. Au sein de la logique zonale de l’aménagement du territoire – des espaces pour consommer, d’autres pour produire et d’autres pour se reproduire, tous soigneusement séparés –, les ronds-points sont autant de nœuds facilitant les flux de véhicules individuels.
Les Gilets jaunes ont bien compris cette fonction spatiale des ronds-points et, à Aimargues, un occupant explique : « On veut bloquer l’économie pour que Macron se rende compte qu’on en a marre ! » Un gendarme plein de bonne foi et qui entend bien faire respecter l’ordre, c’est-à-dire le ronronnement de l’activité économique, rétorque : « Vous mettez en difficulté beaucoup de gens. » Incompréhension garantie.
Créer des lieux, créer du lien
Mais il n’y a pas que de la stratégie dans l’occupation des ronds-points. « On a tous un rond-point en commun », dit un slogan gilet-jaunien, rappelant combien le mouvement s’est nourri du désir de réappropriation de ces espaces inhabitables. On érige une cabane – reconstruite, s’il le faut, après le passage des pelleteuses –, on installe un barbecue, on se retrouve quotidiennement autour d’un brasero, on baptise le lieu. À Crolles naît ainsi le «vrond-point de la Fraternité ». De construction en reconstruction émerge une « esthétique de la bricole », comme la nomment Floris et Gwiazdzinski, faisant du rond-point une réalité à la fois fragile et profonde, en opposition avec la solidité et la superficialité du béton.

Les Gilets jaunes de Crolles, dans l’Isère
En somme, on habite collectivement un espace, en tissant des liens avec lui et à travers lui. Dans les témoignages recueillis, le mot « famille » ne cesse de revenir, aux côtés de « solidarité » ou « convivialité ». Les préoccupations communes, le temps passé ensemble, les discussions, les moments de fête, tout participe à générer un sentiment d’appartenance et donc de communauté de destin, qui n’aurait sans doute pas pu naître sans cet ancrage spatial.
Être visible
« Partagez un max! Partagez, partagez ! », répète un Gilet jaune d’Aimargues, en train de filmer en direct sur Facebook l’arrivée des CRS pour débloquer le rond-point. Les Gilets jaunes n’ont pas seulement créé du lien, ils et elles ont acquis une visibilité inédite – renforcée par des médias interactifs, nouveauté sociopolitique du 21e siècle. Une gageure pour des populations que la relégation spatiale rend, précisément, invisibles. L’appropriation des lieux a réuni des gens qui ne se connaissaient pas. Elle a aussi été la condition d’une reconnaissance et d’un respect de soi retrouvés collectivement, d’une sortie de l’invisibilité sociale et politique, d’une reprise de parole.
Or les sciences sociales ont à répondre de cette invisibilité, au moins en partie. En témoigne le défilé, sur les plateaux de télévision et dans la presse écrite, dès novembre 2018, de géographes, sociologues et autres philosophes écrasant de leur légitimité académique la parole de Gilets jaunes renvoyé·e·s à leur supposée ignorance. Et rivalisant de préjugés à propos de populations soigneusement maintenues à distance dans des tableaux statistiques et enfermées dans des catégories préétablies. Résumé d’un occupant du rond-point de Crolles : « ce sont les autres qui disent ce que nous sommes sans jamais venir sur place ». La vision zénithale encore : l’observation de haut et de loin, censée garantir l’objectivité, sert surtout de prétexte pour ne pas se frotter au réel et ne rien en apprendre de nouveau.
À rebours de cette vision surplombante et méprisante, Sur la vague jaune et Le Rond-Point de la colère donnent abondamment la parole aux acteurs et actrices du mouvement. Ils optent pour une vision résolument horizontale, au plus près, pariant sur l’immersion comme condition de connaissance du réel.
Bernard Floris et Luc Gwiazdzinski, Sur la vague jaune, Elya Éditions, 2019.
Pierre Carles, Olivier Guérin, Bérénice Meinsohn, Clara Menais, Laure Pradal, Ludovic Raynaud (qui ont monté des images filmées par les protagonistes), Le Rond-Point de la colère, C-P Productions.
Pour aller plus loin :
«Quand parler ne va pas de soi: les gilets jaunes en quête de visibilité», sur le blog de la sociolinguiste Cécile Canut.
«Un an avec les «gilets jaunes» d’Ardèche», enquête du journaliste Pierre Souchon dans Le Monde diplomatique de novembre 2019.
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