Près de 25 ans après la victoire de l’Afrique du Sud postapartheid à la Coupe du monde de rugby, les anciens vainqueurs tombent comme des mouches, de crise cardiaque en maladie neurodégénérative. De quoi faire ressurgir les doutes sur le triomphe des Springboks. Revoir Invictus, dans lequel Clint Eastwood célèbre l’intelligence politique de Mandela à travers la success story de l’équipe nationale de rugby, nourrit des interrogations d’un autre ordre. Derrière l’antiracisme – sans doute sincère – du film se dissimule une vision éthérée de la politique et des rapports de domination entre «races».
Tout tient en un plan, ou presque. Fondu, des adolescents blancs s’entraînent au rugby. Ils portent des maillots proprets à bandes blanches et vertes, leurs crampons s’enfoncent dans une pelouse fraîchement tondue et les injonctions de leur entraîneur rythment leurs gestes. La caméra part d’une mêlée, suit la balle passant de mains en mains du demi de mêlée aux trois-quarts puis, dans le même mouvement, prend de la hauteur et révèle, de l’autre côté d’une route, un tout autre spectacle. Foulant une terre parsemée de touffes d’herbe, avec de vieux poteaux croulants en guise de buts, des enfants d’à peu près le même âge que ceux d’en face, mais noirs, jouent au football, sans maillots, sans entraîneur, avec un ballon dont l’usure trahit l’âge canonique.

Invictus (réal. C. Eastwood) – L’apartheid en un plan
On entend un bruit de moteur, les petits footballeurs interrompent leur partie et accourent le long de la route pour scander le nom de Mandela (incarné par Morgan Freeman) : un convoi de voitures passe entre les deux mondes, transportant le prisonnier politique le plus célèbre des années 1980, tout juste libéré – on est en février 1990.
Les peaux blanches, le rugby, le confort et l’insouciance d’un côté, les peaux noires, le football et la pauvreté de l’autre. Solide palissade fraîchement repeinte côté blanc, grillage à moitié effondré côté noir, peu importe la solidité du dispositif, on est bien enfermé chez soi de part et d’autre. Avec entre les deux une cicatrice, une déchirure. Et Mandela, chirurgien ou couturier, passe le long de cette béance pour la refermer avec du fil doré et bientôt abattre les clôtures.
La politique par le rugby
C’est très beau – et joliment cinématographique. Mais que penser, deux heures plus tard, des ultimes plans du film, en forme de réponse aux premiers ? Pendant une minute et demie, la caméra suit un ballon ovale circulant entre les mains de jeunes adultes noirs : une pelouse, des maillots, des maladresses mais beaucoup d’enthousiasme, des accolades et de la joie, on s’entraîne au rugby dans la bonne humeur. En 2009, Clint Eastwood et son scénariste Anthony Peckham portent un message réjouissant : tout va bien en Afrique du Sud. La preuve : les noirs ont adopté le rugby, sport favori du colonisateur.
Le film défend une thèse simple, selon laquelle le sport peut tout, ou du moins beaucoup, et c’est grâce à lui que Mandela a resoudé son pays. Élu triomphalement début 1994, l’ancien adepte de la désobéissance civile est présenté comme l’homme de la réconciliation. Peu intéressé par les questions économiques, il pense qu’on ne peut pas faire de politique sans symboles et que l’union de principe de la population sudafricaine conditionne toute autre avancée. Le rugby peut et doit servir la réalisation de ce rassemblement d’un supposé peuple sudafricain. Une victoire à la Coupe du monde de 1995 garantirait la réussite de ce plan.
Eastwood valide cette vision politique en multipliant les scènes d’embrassades entre Noirs et Blancs et, surtout, par le biais des dernières images de son film. Grâce à la volonté de deux leaders charismatiques, Mandela et le capitaine des Springboks, François Pienaar (Matt Damon), l’unité l’aurait emporté sur les divisions et les rancunes. Comme le résume Mona Chollet, le film «affirme que faire tenir une société, ce n’est rien d’autre que lui offrir quelques satisfactions symboliques». Trois ans avant la France «black-blanc-beur» championne du monde de football, la victoire contre les All-Blacks annonce au monde la naissance l’Afrique du Sud «arc-en-ciel». Et un futur radieux pointe à l’horizon.

Invictus (réal. C. Eastwood) – Le triomphe du duo Mandela-Pienaar
Le message est d’autant plus ahurissant en 2009, quand sort le film. Quinze ans après les premières élections postapartheid, la question raciale est tout sauf résolue en Afrique du Sud, le pays compte parmi les plus inégalitaires du monde – avec un coefficient de Gini supérieur à 60 – et, cerise sur le gâteau, une xénophobie endémique mène à des flambées de violence contre les populations étrangères. La présence de non-blancs dans l’équipe nationale de rugby n’a pas fait disparaître les townships. La frontière entre «races» a perdu un peu de sa netteté, pas celle entre une élite néocoloniale captant l’essentiel des richesses du pays et le reste de la population.
Dépolitisation du racisme
Derrière cette vision de la politique comme sphère d’abord et surtout symbolique de la vie sociale se trouve une autre thèse, autrement problématique. Le racisme serait lui aussi une question de symboles, une vision du monde, une idéologie sans autre fondement que la détestation d’un «Autre» à la couleur de peau différente. Il suffirait de changer les «mentalités» pour résoudre la question du racisme, en Afrique du Sud ou ailleurs. Mandela/Freeman rêve du jour où les Springboks compteront plus d’un unique joueur non blanc et où, dans un même mouvement, Blancs et Noirs se respecteront sans arrière-pensées à travers le pays.
Le film présente d’ailleurs la population noire comme porteuse essentiellement de revendications symboliques. Les responsables du Conseil national du sport votent à l’unanimité le changement du nom, des couleurs et de l’emblème des équipes nationales sudafricaines, dans ce qui apparaît comme un mouvement d’humeur, une revanche peu glorieuse sur les humiliations passées. Mandela/Freeman saura heureusement, par son sens aigu du leadership et un discours bien senti, les convaincre de renoncer à leur «vengeance mesquine».
En posant qu’un peu de volontarisme politique et de sagesse doivent venir à bout d’un système de domination vieux de plusieurs siècles – l’apartheid, entré en vigueur en 1948, entérine une ségrégation de fait bien plus ancienne –, Invictus passe par pertes et profits les ressorts économiques et politiques du racisme, en particulier en contexte colonial. Le racisme ne se réduit pas à une vision du monde – dont la biologie a prouvé l’absence de fondements – pour laquelle des races supérieures soumettent naturellement les autres. Il ne se réduit pas non plus à des réflexes d’ordre psychosocial poussant à la haine de la différence. Il consiste aussi et surtout en un travail de réduction d’une catégorie de population au rang d’une sous-humanité corvéable à merci.
Le racisme ne recouvre pas des relations interpersonnelles mais des rapports sociaux consistant à maintenir des catégories de population dans une position subalterne – d’où l’aberration que constitue la notion de «racisme antiblanc». Au point que le racisme se passe aujourd’hui très bien de races au sens biologique et se reconfigure sans cesse sous de nouvelles formes.
En réduisant le racisme à des mécanismes culturels et psychologiques, Eastwood et Peckham s’interdisent toute critique en profondeur d’un système qui, en Afrique du Sud comme ailleurs, a permis à une minorité de jouir des fruits du travail d’une population réduite en esclavage. Ils relaient par la même occasion l’idéologie prônée par les États-Unis à partir de 1945 (que décrit David Harvey dans Le nouvel impérialisme) : l’antiracisme de façade, validé par l’ONU et l’UNESCO, a permis de soutenir la décolonisation et d’assoir la domination de l’Amérique de Truman et Eisenhower. Pendant que la nouvelle super-puissance mondiale se présentait comme championne de la liberté et s’assurait l’allégeance des dirigeants des pays africains et asiatiques débarrassés du joug européen, elle continuait de pratiquer la discrimination raciale chez elle.
Les récalcitrants du pardon
Le film est construit comme une épopée et tend vers le point d’orgue des derniers instants de la finale de la Coupe du monde. À mesure qu’approche le moment fatidique, le temps se dilate – le match contre les All-Blacks occupe un bon quart du film –, jusqu’au dernier coup de sifflet de l’arbitre et à l’explosion de joie national(ist)e rythmant la victoire. Eastwood, après avoir fait résonner l’hymne national dans les townships en début de match, multiplie alors les plans d’embrassades dégoulinant de bonheur partagé : hommes et femmes se tombent dans les bras sans distinction de couleur, la gentille bonne noire de la famille Pienaar enlace sa patronne blanche, des ambulanciers blancs prennent dans leurs bras un enfant noir qui a suivi le match sur leur radio. Tout le monde communie dans l’extase de la victoire et de l’unité retrouvée.

Invictus (réal. C. Eastwood) – Une réconciliation et quelques doutes
Tout le monde sauf un dénommé Linga Moonsamy. Le garde du corps de Mandela, réticent depuis le début du film aux appels au pardon du nouveau président, hostile aux collègues blancs assurant avec lui la sécurité du chef d’État et – comble de l’étroitesse d’esprit – méprisant le rugby, semble être le dernier à résister à l’allégresse ambiante. Lorsqu’un supporter blanc l’enlace frénétiquement, il finit par esquisser un sourire, mais le cœur n’y est pas. Moonsamy incarne la rancœur et l’amertume des victimes de l’apartheid, pour qui tourner la page sur plusieurs décennies d’injustice ne va pas de soi.
Le moraliste Eastwood montre du doigt ces coincés du pardon, incapables d’oublier leur souffrance passée et d’aller de l’avant, qui sont pour lui le vrai problème de l’Afrique du Sud. Voilà, nous dit le réalisateur nord-américain, les véritables fanatiques, qui réclament justice au lieu de faire des bisous à leurs anciens tortionnaires. Comme si les victimes portaient la responsabilité de la réconciliation au même titre que leurs bourreaux.
Un discours qui, en 2009, annonce les espoirs déçus de la présidence Obama.
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