(Locarno 2019) Le monde est un négrier

West Indies ou les Nègres marrons de la liberté

L’édition 2019 du festival de Locarno propose un panorama du cinéma « noir » à travers la rétrospective « Black Light ». On y trouve des perles rares, dont le fascinant West Indies, de Med Hondo, qui retrace l’histoire de la colonisation des Antilles françaises.

En 1982, Jacques Lob et Jean-Marc Rochette publient les premières planches de la bande dessinée Le Transperceneige. Le monde comme un train lancé à grande vitesse, avec à l’avant l’aristocratie et, dans les derniers wagons, une armée de sous-prolétaires, la métaphore est simple mais efficace. Quelques années plus tôt, en 1979, le réalisateur franco-mauritanien Med Hondo adaptait au cinéma Les Négriers, pièce du poète et dramaturge martiniquais Daniel Boukman. Avec deux idées géniales de mise en scène : situer l’action sur un navire négrier et reconstituer le décor dudit navire dans une usine.

West Indies ou les Nègres marrons de la liberté, réal. Med Hondo, 1979 (locarnofestival.ch)

Résultat : West Indies ou les Nègres marrons de la liberté, film inclassable mêlant cinéma, théâtre et music-hall. Une fresque imposante retraçant l’histoire des Antilles françaises, de leur conquête au 17e siècle à leur intégration aux « Départements d’outre-mer » après la Seconde Guerre mondiale, en passant par leur peuplement via le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.

Metropolis sur un bateau

La métaphore du navire n’est pas moins limpide que celle du train. Sur le gaillard arrière, une petite clique veille aux intérêts économiques et politiques de sa classe. Sous la houlette d’un représentant de la métropole aux airs de spectre et avec la collaboration du député local, élu avec des scores staliniens et qui se rêve en roitelet de son île, les happy few parlent exportations et dividendes, s’inquiètent de la démographie galopante des indigènes et invoquent le « Plan », divinité inflexible présidant aux destinées de l’empire colonial français. Plus bas, sur le pont supérieur, une petite bourgeoisie locale s’accommode de la situation, se soumet plus ou moins volontairement et se satisfait de miettes matérielles et symboliques. Plus bas encore, sur le pont inférieur, une masse prolétarisée moisit dans la pauvreté et le chômage de masse, entre résignation et désir de révolte.

West Indies ou les Nègres marrons de la liberté
West Indies ou les Nègres marrons de la liberté, réal. Med Hondo, 1979 (locarnofestival.ch)

C’est Metropolis sur un bateau et, comme dans le film de Fritz Lang, la survie du système repose sur l’invisibilisation d’une partie de la population. La mise à distance des plus pauvres permet de les ignorer, de nier leur réalité sociale et politique. Lorsque les nantis risquent une visite dans les niveaux inférieurs, c’est pour y prêcher paresseusement la bonne parole ou prêter une oreille distraite aux doléances de quelques électeurs potentiels. Et en dehors de quelques révoltes réprimées dans le sang, les cris de colère venus des tréfonds du navire n’atteignent pas la cabine du capitaine. La domination génère des mécanismes d’assignation spatiale, elle s’en nourrit au moins autant.

De la plantation à l’usine

Un travail de domination-assignation qui dure. Le choix d’une usine comme « méta-décor » tisse un lien entre deux périodes de l’histoire coloniale et matérialise la thèse centrale du film : entre la traite négrière et les Trente Glorieuses, les changements en surface n’ont pas modifié dans leur principe les mécanismes d’exploitation des peuples colonisés. Il fallait au capitalisme naissant des bras pour récolter la canne et faire de la France d’Ancien Régime une exportatrice de sucre. Près de trois siècles plus tard, le fordisme de l’après-guerre se nourrissait de main-d’œuvre bon marché. Pour satisfaire aux évolutions de la division internationale du travail héritée de la deuxième révolution industrielle – les pays pauvres produiraient désormais des matières premières, les pays riches des biens manufacturés –, on mit les populations des Caraïbes, désormais inutiles car improductives, sur le chemin de l’Europe, pour que les hommes triment dans les usines Citroën, pendant que les femmes satisferaient la demande croissante de services à la personne: bonnes ou prostituées, peu importe.

En somme, de Louis XIII à la Ve République, la prospérité de la France – comme de ses voisins européens – impliquait l’existence d’une population corvéable à merci, dont les Antilles ont produit une bonne part. Et en 2019, les populations d’Afrique, des Caraïbes et d’Asie du Sud continuent de servir de variable d’ajustement aux économies occidentales.

West Indies, œuvre colossale dont ne subsistent aujourd’hui que deux copies conservées au sein de la Harvard Film Archive, réussit la gageure de raconter en moins de deux heures trois cents ans d’exploitation. Sa sélection à Locarno attire l’attention sur la carrière de réalisateur de Med Hondo, surtout célèbre pour ses doublures en français d’acteurs nord-américains – la voix d’Eddie Murphy et Morgan Freeman, c’est lui. Elle rappelle l’importance des festivals de cinéma, qui échappent à la logique du marché et permettent de découvrir des merveilles méconnues.


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