Dans Touch of Evil (1958) ou Pat Garrett & Billy the Kid (1973), la frontière américano-mexicaine est une marche, une limite floue, une zone de transition. John Ladd, propriétaire d’un ranch qui longe la frontière depuis plusieurs générations, raconte avec nostalgie qu’il n’y a pas si longtemps, éleveurs états-uniens et mexicains s’entre-aidaient pour réunir les troupeaux et partageaient des soirées des deux côtés d’une ligne alors invisible, impalpable. Aujourd’hui, plus d’équivoque, avec une barrière sur un tiers de la frontière. C’est cet improbable mur et ce qu’il fait à l’espace alentour que scrutent, dans Broken Land, Stéphanie Barbey et Luc Peter.
Discontinuité
A Tijuana, la barrière se termine dans les eaux du Pacifique. Non loin de cette drôle de noyade, l’observateur géophile peut s’amuser de l’hétérogénéité spectaculaire de part et d’autre de la frontière, cas spectaculaire de coupure nette entre deux modalités d’occupation de l’espace : d’un côté la ville mexicaine et son tissu dense de logements et de commerces, de l’autre quelques routes, quelques complexes industriels épars et, surtout, le désert. Le contraste y précède et succède tout à la fois à l’érection de la barrière : celle-ci entérine la séparation et lui confère une matérialité nouvelle mais la renforce aussi en contenant mécaniquement la croissance de la ville, qui semble venir s’échouer sur le mur comme sur une digue.

La frontière États-Unis-Mexique à Tijuana (Wikipédia)
Quelques centaines de kilomètres plus à l’est, Barbey et Peter s’attardent sur des plans d’ensemble insensés où, dans le semi-désert, homogénéité paysagère à perte de vue, circule cette absurde barrière de métal.

Broken Land, Stéphanie Barbey & Luc Peter, 2014
À chacun sa frontière
Ils donnent la parole à des habitants des environs, de ceux qui s’arment jusqu’aux dents aux deux anciens hippies sidérés par ce mur, en passant par l’ancien flic qui fait ses rondes quotidiennes et se repaît des traces de passage qu’il trouve et décrit avec la même excitation que celle du chasseur pistant son gibier.
On reste bouche bée – car on hésite à éclater de rire – quand Richard Hodges conclut la visite de sa propriété bardée de caméras de surveillance par un exercice de déni mêlé d’auto-légitimation : « Ce n’est pas de la paranoïa, c’est un mode de vie ». Fichtre, c’est vrai, on n’y avait pas pensé, c’est un peu comme devenir végétarien ou bouddhiste. On garde quand même foi en l’humanité grâce à Robin et John Warren, qui comptent bien sauver quelques candidats à l’exil en semant dans le désert des bidons d’eau et des boîtes de conserve.
Zombies
Et l’air de rien, Broken Land apporte de l’eau au moulin d’une idée que j’ai défendue ailleurs : les films de zombies mettent en scène une peur panique de l’invasion – de chez soi, de soi-même -, qui nous pousse à nous armer et a nous emmurer et fait de nous des assiégés permanents. Quand l’homme aux caméras nous fait découvrir des extraits de scènes nocturnes enregistrées par son arsenal vidéosurveillant, les infra-rouges révèlent une armée d’ombres blanches semblant errer sans but dans le désert : la réalité, via la folie de Hodges, a rattrapé Night of the Living Dead.