Voir autrement l’Amazonie

La forêt amazonienne est au cœur de la COP30 et d’une exposition parisienne. Deux événements qui rappellent que l’Amazonie est un espace pluriel en perpétuelle transformation, plus qu’une forêt sauvage et isolée, figée dans un passé intemporel. (Marie Dougnac)

Des Amazonies plurielles

Longtemps, l’Amazonie a été perçue comme une forêt vierge et sauvage, un «Enfer vert» que les Européens se seraient efforcés de dompter. De récentes découvertes archéologiques et de nombreux travaux géographiques ont dissipé ces idées reçues aux conséquences bien tangibles.

Géographe, François-Michel Le Tourneau rappelle que l’Amazonie au singulier désigne uniquement le mythe construit par les Européens. Le terme à utiliser aujourd’hui serait plutôt celui d’Amazonies au pluriel, car ce territoire traverse neuf pays et regroupe des peuples, des langues et des écosystèmes très variés. La diversité linguistique le long d’un seul fleuve du bassin amazonien est plus riche que dans toute l’Europe, où la plupart des langues (français, anglais, ou russe) sont issues de la même famille indo-européenne.

Surtout, la forêt est loin d’être vierge, et a accueilli près de huit millions d’habitants avant l’arrivée des Européens au XVIe siècle. Si des explorateurs ont rapporté n’avoir rencontré que de petits groupes en grande précarité c’est qu’ils n’avaient devant eux que les rares survivants des maladies et de l’esclavage. Car les récits des premiers explorateurs portugais, ainsi que les techniques archéologiques modernes, témoignent de la présence précoce de groupes humains importants et structurés. La méthode du LIDAR a ainsi révélé des indices précieux dissimulés sous la canopée: des géoglyphes probablement rituels, des traces de routes et canaux et des vestiges d’un réseau de bourgs fortifiés.

L’équipe de Stephen Rostain a également découvert que certaines espèces d’arbres avaient été sélectionnées et plantées par les Amérindiens, qui ont également fertilisé les sols par le brûlis et l’apport régulier de charbon et déchets organiques. La forêt n’est donc pas un «enfer vert» hostile et sauvage, mais plutôt un «jardin» ou un biotone, un environnement modelé par l’humain.

Enfin, loin d’être rurale et isolée, l’Amazonie est intégrée à des réseaux d’échanges et de migration qui la relient aux Andes, aux Caraïbes et même à la Mésoamérique, comme en attestent des restes d’objets ou la présence de plantes comme le maïs, domestiqué en Mésoamérique. De même, le manioc, souvent associé au continent africain, est en fait d’origine amazonienne. Hervé Théry décrit l’Amazonie comme un archipel urbain structuré par des routes et fronts pionniers, et ouvert sur le monde. La COP30 a bien rappelé que la région amazonienne était le cadre d’exploitations pétrolières ou d’extension de l’agrobusiness, dont le lobby occupe une place centrale au sein du Congrès et se présente comme un acteur du développement brésilien et de l’agriculture tropicale.

Interroger les musées et multiplier les futurs

Si le territoire fait l’objet d’idées reçues, c’est aussi le cas de sa population. L’exposition du Quai Branly refuse le regard extérieur et teinté d’exotisme sur l’altérité autochtone, mais vise à dévoiler la vision des populations locales. Photographies, créations contemporaines et objets rituels témoignent d’un rapport au monde fondé sur la porosité avec les non-humains et sur le mouvement perpétuel: la création du monde et la naissance ne se suffisent pas à elles-mêmes: pour maintenir l’ordre du monde et pour devenir humain, des pratiques et rituels sont nécessaires.

Mais le principal mérite du parcours est de tracer des alternatives pour l’institution muséale et le futur.

D’abord car elle refuse le regard ethnographique et surplombant et fait des populations autochtones les coproductrices du parcours. Un des commissaires d’exposition est Denilson Baniwa, artiste, conservateur et militant autochtone du peuple Baniwa, et certains cartels n’auraient pas été présents sans l’apport des peuples autochtones. En examinant les objets du musée, certains ont révélé que les artefacts exposés n’étaient que la version témoin d’objets rituels, qui ne peuvent être, eux, ni vendus ni cédés.

Ensuite car elle propose, en guise de conclusion, des futurs alternatifs. Tout au long du parcours, on prend conscience que l’espace amazonien a été aménagé selon des valeurs différentes de celles qui dominent en Occident: la diversité plutôt que la productivité, l’horticulture plutôt que l’agriculture. Le visiteur est aussi invité à dépasser les dichotomies entre nature et culture, tradition et modernité: les téléphones et réseaux sociaux permettent de maintenir des traditions et contacts ancestraux, de nombreux Amazoniens sont urbains et les créations contemporaines permettent de défendre les traditions. Les peuples autochtones proposent surtout des futurs pluriels, éloignés d’un modèle productiviste et mondialisé présenté comme unique, et dont les impasses sont illustrées de manière brûlante par la destruction irréversible d’un quart de la forêt amazonienne.

Mutirão mais pas angélisme

Ces alternatives peuvent sembler utopistes ou théoriques, mais force est de constater qu’elles parviennent à s’imposer dans le débat public et dans l’agenda politique de grandes puissances.

L’ONU s’appuie ainsi sur la présence et le savoir des peuples autochtones pour protéger la biodiversité et le président de la COP30 a appelé au Global Mutirão, le mutirão désignant la mobilisation d’une communauté en vue d’accomplir une tâche commune qui profite à tous (un terme traduisible en javanais et dans les langues andines, mais sans équivalent dans le monde occidental).

Mais pour que ces valeurs et discours deviennent performatifs, la mobilisation des autochtones doit s’accompagner d’actions concrètes de la part des institutions internationales et des pays occidentaux. Il s’agirait par exemple de donner aux populations autochtones un rôle central dans les négociations climatiques (alors que leur statut reste similaire à celui des associations), activer la capacité de l’humanité à se penser comme un universel (que défend le philosophe Souleymane Bachir Diagne) et sortir d’un système économique qui fait qu’un hectare de pâturage vaut toujours beaucoup plus cher qu’un hectare de forêt, qui ne rapporte rien. Le «Tropical Forest Forever Facility» proposé par le Brésil, fonds d’investissement qui rémunère les agriculteurs et éleveurs pour rendre la protection des forêts plus rentable que leur destruction, semble aller en ce sens. Mais les pays dits développés refusent d’assumer leur rôle. Le règlement EUDR sur la déforestation importée, qui vise à interdire l’importation de produits issus de la déforestation (comme le soja ou le bœuf d’Amazonie) a été repoussé d’un an supplémentaire et affaibli par la création d’une catégorie de pays très peu surveillée, propice au blanchiment de produits issus de la déforestation. L’UE souhaite aussi renoncer à plusieurs accords FLEGT-VPA, signés avec des États tropicaux pour lutter contre la coupe illégale en améliorant la traçabilité du bois et la gouvernance des forêts. Enfin, le règlement sur la surveillance des forêts a également été balayé par les partis de droite du Parlement européen, sous couvert de simplification administrative. Pas de mutirão ici, mais la primauté des intérêts économiques et personnels.


À lire

François-Michel Le Tourneau, L’Amazonie. Histoire, géographie, environnement, CNRS Éditions, 2019.

Stephen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, PUF, 2021.

Hervé Théry, Amazone. Un monde en partage, CNRS Éditions, 2024.

Apolline Guillot, «L’humanité par les moyens de l’humanité», Philonomist, 12/11/2025.


À voir

Exposition Amazônia, musée du Quai Branly, jusqu’au 18 janvier 2026.


Sur le blog

«Internationalisons l’Amazonie» (Gilles Fumey)

«COP26 – Frédéric Durant: « L’urgence est de plus en plus criante »» (Manouk Borzakian)

«Comment nous dévorons la forêt tropicale» (Gilles Fumey)


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