La Corée et ses démons (NIFFF 2024)

NIFFF 2024

Depuis une vingtaine d’années, films et séries coréens témoignent d’une société en plein bouleversement. Avec sa section consacrée au cinéma asiatique, le Festival international du film fantastique de Neuchâtel (NIFFF) relaie la traduction de ces évolutions dans l’imaginaire collectif national, entre fantômes du passé colonial et monstres du présent néolibéral. (Manouk Borzakian)

«On peut même voir la Corée du Nord d’ici!» s’exclame Yeong-geun, croque-mort de son état, du haut d’une colline aux confins du territoire sud-coréen – latitude 38.3417, longitude 128.3189. En compagnie de son partenaire Sang-deok, expert en feng shui spécialisé dans l’identification des meilleurs lieux pour enterrer ou se faire enterrer, le voilà embarqué dans l’exhumation d’une tombe au contenu suspect. Avec l’aide de la chamane Hwa-rim et de son partenaire Bong-gil, qui ne feraient pas tache dans une vidéo Tiktok pour ados fans de spiritualité, les deux compères tentent de résoudre une affaire de possession sordide: un grand-père mort et enterré hante son fils vivant à Los Angeles et, depuis peu, son petit-fils nouveau-né.

© Exhuma – réal. Jang Jae-hyun, 2024

Au fil d’Exhuma, carton au box-office coréen, on devine, derrière le grand-père revenu des ombres et le lourd symbole du 38ème parallèle, la figure hostile du Japon et le souvenir douloureux de l’occupation (1910-1945). Papi était un vilain collabo et voilà son fils possédé qui se met à effectuer le salut fasciste avant de tourner sa nuque à 180 degrés, crac! Sans compter un puissant fantôme de samouraï près de rejoindre l’aventure – promis, on arrête de spoiler.

Nationalisme et Soft Power

Surgissant depuis des lieux reculés, les fantômes naviguent entre l’ici-bas et l’au-delà et entre le présent et le passé. Ils créent des liens et confèrent aux lieux une profondeur, un caractère propre, indissociable de leur contenu – c’est la chôra, lieu avec son unicité, opposée par Augustin Berque au topos, point situé dans un espace géométrique. Dans le film de Jan Jae-hyeon, réalisateur habitué aux histoires d’exorcisme, cette portée géographique des esprits se combine aux préceptes du feng shui pour distiller un discours nationaliste soft mais explicite.

Creusant de plus en plus profond pour extraire l’impureté japonaise, les héros se posent en défenseurs d’un pays perçu comme une essence, un organisme vivant rattaché à un peuple et une langue, avec – bonus du feng shui – des lignes d’énergie structurant son territoire. «Ceci est mon pays!» lance la chamane au samouraï sorti de terre, pendant que ses collègues ruminent la légende d’une Corée-tigre soutenant le continent asiatique, aujourd’hui victime d’une malédiction la coupant au niveau de la taille. De quoi alimenter les discours consensuels d’un cinéma fantastique coréen mêlant nationalisme et rappel à l’ordre moral. Ce n’est pas un hasard si la possession/punition vient frapper une famille enrichie dans des conditions troubles et installée en Californie – le film s’ouvre sur la skyline de Los Angeles, ailleurs irréductible, aux antipodes de la campagne coréenne.

Épidémie et destruction des écosystèmes

Beaucoup moins consensuel sur la forme comme sur le fond, le film d’animation Pig That Survived Foot-and-Mouth Disease (littéralement «Le cochon qui survécut à la fièvre aphteuse») rappelle, par sa noirceur, les débuts d’un autre réalisateur coréen, Yeon Sang-ho. Hur Bum-wook y rappelle qu’aux confins du territoire national ne surgissent pas seulement des esprits: de méchants virus émergent des exploitations de volailles et de cochons, contaminant parfois la faune sauvage et menaçant à l’occasion l’humanité.

© Pig That Survived Foot-and-Mouth Disease – réal. Hur Bum-wook, 2024

Le réalisateur n’épargne pas le public et tisse des liens dérangeants entre violence sociale et exploitation des écosystèmes. En 2010, en pleine épidémie de fièvre aphteuse, les destins d’un cochon enterré vivant et d’une recrue victime de harcèlement se croisent. Le premier, contrairement à ses millions de congénères, ressort vivant et rêve de devenir humain, seul moyen à ses yeux de ne plus être une victime. Le second fuit après avoir fini par poignarder un autre soldat après une humiliation de trop, rêvant lui de retourner à l’état sauvage.

Élevages industriels et armée omniprésente après 25 ans de dictature militaire, épidémies et scandales réguliers liés aux mauvais traitements des conscrits, les monstres sud-coréens trahissent les évolutions d’un pays soumis aux exigences d’un nationalisme encore puissant et d’un capitalisme toujours plus débridé.

Avec, par milliers, des victimes humaines. Dans son premier film d’animation, The King of Pigs (2011), Yeon Sang-ho le dit simplement: le harcèlement, phénomène structurel, reproduit à l’école – puis dans l’armée, donc – une hiérarchie sociale impitoyable et fabrique, littéralement, des monstres. Ce n’est pas pour rien que le réalisateur deviendra célèbre en important la figure du zombie avec Dernier Train pour Busan, en 2016… faisant alors, lui aussi, le lien entre violence sociale et épizooties à répétition. En 2022, la série All of Us Are Dead (Cheon Seong-il, 2022) réunit à son tour zombies et souffrance à l’école, dénonçant le silence des autorités et la démission de parents obsédés par la réussite scolaire.

Du fantôme au zombie

Si le fantôme sert d’interface, pour le meilleur et pour le pire, entre l’ici-bas à un au-delà, le zombie, lui, est par excellence le monstre d’un monde sans au-delà. Comme le souligne le spécialiste du cinéma coréen Antoine Coppola, l’appropriation du zombie, tel que l’a façonné le cinéma nord-américain depuis 1968, n’avait rien d’évident pour la culture coréenne: le bouddhisme et la réincarnation s’opposent à l’idée même d’un corps revenant des morts. Son succès depuis 2016, même s’il ne sert pas à véhiculer une critique frontale de la société coréenne, témoigne d’un vent de contestation soufflant sur la péninsule.

Loin des blockbusters fantastiques avec ou sans zombies, les monstres mi-humains mi-bêtes de Hur Bum-wook effectuent un pas de plus. Ils offrent une peinture sans concession – et sans espoir – de la Corée contemporaine. Voire de l’humanité, en pleine destruction de son environnement et d’elle-même. Tout en rappelant la santé du cinéma d’animation indépendant coréen.


Le programme du NIFFF 2024: https://nifff.ch/programme-2024/

La section «Compétition asiatique»: https://nifff.ch/programme-2024/?section=asian-competition


À lire

Augustin Berque, «Logique des lieux de l’écoumène», Communications, 2010.

Antoine Coppola, «L’appropriation de la figure du zombie dans le cinéma coréen», Sociétés, 2021.

Antoine Coppola, «Le cinéma sud-coréen sort-il de sa tombe?», Asialyst, mai 2024.


Sur le blog

«Le président et la « nation organique »» (Manouk Borzakian)

«L’élevage intensif, usine à pandémies» (Renaud Duterme)

«Les morts n’ont qu’à bien se tenir» (Gilles Fumey)

«Esprit des lieux, es-tu là? Petite géographie des fantômes» (Manouk Borzakian)


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