
Sonnés par des injonctions qui tombent comme à gravelotte: manger cinq fruits et cinq légumes par jour, dormir sept heures chaque nuit, boire 1,5 litre d’eau par jour, faire 10 000 pas… Voici la santé publique prise en tenaille par la technologie: rendez-vous, téléconsultations, applications envahissant le téléphone et les montres connectées. (Gilles Fumey)
Une mesure de soi (self tracking) qui s’installe dans les comportements et qui, de l’avis des sociologues, tiendrait à l’absence de projet collectif: «puisque la société est devenue une entité donnant peu de solutions aux problèmes écologiques, chacun fait sa part, notamment par l’hygiène de vie en espérant que cela aboutisse à des politiques publiques» prétend A.-S. Pharabod d’Orange Innovation.
Les fameux 10 000 pas, soit 1 heure 30 à 2 heures de marche par jour, pour les adultes ont été appuyés par le ministère de la Santé et la Sécurité sociale qui a envoyé des mails pour encourager les assurés. Le projet «10 000 pas, le défi pour la vie» a été concrétisé en 2016 par Philippe Amouyel (CHU de Lille) alors même qu’il n’a aucune base scientifique… L’idée est venue du marketing d’une marque japonaise de podomètre, dans les années 1960. まんぽけい Manpo-kei (faisant allusion à une jauge des 10 000 pas) était un outil qui se remettait à zéro quand on avait atteint 10 000 pas… Mais la beauté d’un nombre rond fait l’affaire pour désigner un programme bon pour la santé. Les laboratoires étatsuniens en ont rajouté : le risque de mortalité baisse quand on marche à hauteur de 7 000 pas. Ben voyons. Qu’attendez-vous pour vous équiper, bande de fainéants!
Avec 1 milliard d’objets connectés dont plus de 130 millions de montres, les outils sont là pour tracer l’existence de ceux qui acceptent cette servitude. En appréciant sûrement toute la panoplie de graphiques donnant des objectifs à atteindre et à comparer avec ce qui a déjà été obtenu. Quel peut être le bénéfice d’une recommandation dont les scientifiques n’ont pas validé l’intérêt? Alerter sur les impacts de trop de sédentarité? Sur les insuffisantes pratiques physiques ? Pour pousser l’effort d’aller au-delà de cette moyenne de 6 000-7 000 pas à laquelle parviennent pas mal d’adeptes (7 735 à Paris)? Fallait-il attendre les soi-disant génies de la Silicon Valley pour le savoir?
Et la suite? Passez voir à la Cité internationale à Paris des seniors jouer au foot en… marchant. Une association française de football en marchant (AFFM) a repris l’idée aux Anglais qui la pratiquent depuis 2011. Avec, s’il-vous-plaît, une Coupe du monde pour stimuler les équipes qui mêlent hommes et femmes, puisque le sport est sans contact. Une heure sur le terrain, c’est 10 000 pas à peu près assurés. Inscrivez-vous!
Plus loufoque est cette application WeWard lancée en 2019 sur laquelle on connecte ses données Google Fit ou Apple Santé. Si vous êtes un excellent marcheur, du genre 20 000 pas/jour, ça représente 5 euros par mois ou 60 euros par an qu’on peut gonfler… en visionnant de la pub. Le tout à échanger contre des cadeaux (genre entrée à Disneyland) ou des bons d’achat sur le site… Quitte à trouver l’application imbécile, on peut aussi tromper son podomètre sans marcher pour gagner des points en accrochant son téléphone au collier de son chien, aux roues de son vélo, aux pales de son ventilateur, etc.
Question annexe suggérée par un collègue paléontologue: depuis que la bipédie nous a séparé des singes il y a environ 8 millions d’années par la marche debout, pourquoi avons-nous cédé à l’hubris de la vitesse que les chevaux, puis les machines nous ont donnée? Il y avait bien des champions aux jeux à Olympie, mais leur exploit était offert aux dieux. Ce qu’on appelle aujourd’hui les JO étaient des cérémonies religieuses. Certes, les puissants à cheval ont initié aussi les premières voitures qui ont suscité l’envie d’imiter ces chanceux de la loterie sociale. En restant rivés sur le compteur, risquons le constat que l’humanité lancée dans la course à la vitesse (trains, avions, etc.) n’a jamais connu autant de marcheurs.

Les bénéfices perdus de la marche (on ne parle plus des 10 000 pas) sautent aux yeux lorsqu’on imagine la taille des espaces confisqués dans les villes aux territoires des marcheurs (on ne parle plus des marcheurs mais des espaces). Puisqu’on est en géographie, un designer a eu l’idée de représenter ce que la bagnole a pris aux piétons. Édifiant… Reste que la reconquête du bitume passera par la loi (Mme Hidalgo se fâche contre les SUV, le ministère de l’Environnement contre les voitures polluantes à coup de vignettes Critair). Et pourquoi pas par ces foutus 10 000 pas qui rappellent aux humains qu’avec la possibilité d’un collapsus qui dépeuplerait l’Île-de-France à l’horizon 2050, l’entraînement qu’ils ont initié ne sera pas de trop:
«Le territoire sera vu et vécu non pas comme un simple support, mais comme un organisme vivant. (…) La libération des espaces occupés par l’automobile va entraîner un basculement vers la reterritorialisation. Les métiers du contact physique avec le sol et les éléments seront valorisés alors que la numérisation des villes se sera dégradée, puis interrompue en raison de l’intermittence des réseaux électriques et de l’impossibilité de continuer à entretenir des infrastructures hautement complexes.» (Source: Institut Momentum).
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