
Le géographe Frédéric Ferrer, sauf erreur, est le seul de sa tribu scientifique à avoir monté une compagnie de théâtre. Pour imaginer et mettre en scène ses réflexions sur le changement climatique (une série Anthropocène, une série Borderline(s) Investigation) et sur le sport (Olympicorama). Un spectacle ébouriffant à Paris jusqu’au 27 janvier 2024.
Vertical Détour est donc le nom de la compagnie de théâtre qui a l’ambition de porter la géographie à la connaissance du plus grand nombre. Yves Lacoste ne pourra plus parler de la «discipline bonasse» des écoles et collèges contre laquelle il avait proposé la géopolitique, désormais dans les programmes scolaires. Il n’empêche. Frédéric Ferrer a dû quitter les salles de classe en imaginant qu’il serait mieux entendu de publics plus avertis, comme ceux qui vont au théâtre, à la fois pour se divertir et pour apprendre. Il est au théâtre du Rond-Point (Paris) cette saison d’hiver 2024.

L’occasion de lui demander ce qui le pousse à écrire des pièces qui se veulent géographiques. Ceux qui ont pu voir quelques unes de «Cartographies» de l’Atlas de l’anthropocène, les deux Borderline’s) Investigation et Olympicorama deviennent subitement des inconditionnels de ce touche-à-tout génial, usant de l’ironie jusqu’à l’absurde, avec une incroyable maestria. Il est accompagné, pour ce septième volet du cycle Atlas de l’anthropocène, de la comédienne Hélène Schwartz, hilarante devant les diagrammes, équations, gravures médiévales et autres peluche. «Une érudition pince-sans-rire qui réjouit autant qu’elle instruit.»
Nous l’avons rencontré avant la saison au théâtre du Rond-Point à Paris (10-27 janvier 2024).
Géographies en mouvement – Comment un géographe peut-il monter une compagnie de théâtre? Et, bien sûr, pourquoi?
Frédéric Ferrer – Je n’ai pas vraiment la carte (de géo) pour trouver une piste évidente de réponse. Mais disons que mon intérêt pour le théâtre est né quand j’étais au lycée, où j’ai monté ma première troupe avec des camarades de classe, au même moment où les questions d’histoire et de géographie commençaient à me passionner. Et puis plus tard, inscrit dans un cursus de géographie à la Sorbonne, j’ai poursuivi parallèlement cette pratique théâtrale dans des cours privés, puis à l’université Paris 8. Ces deux activités étaient alors séparées pour moi, la géographie d’un côté avec l’agrégation en poche et mes travaux de recherche en climatologie, et d’un autre côté mes premiers textes et mises en scène de projets artistiques avec mes ami-e-s du théâtre.
Et puis un jour j’ai eu envie de croiser théâtre et géo, et d’imaginer des fictions avec des territoires, des tempêtes et des espaces vécus.
Ça a donné le spectacle Mauvais temps que j’ai écrit et monté en 2005. Je proposais alors un état des lieux du changement climatique dans un dispositif théâtral qui mettait en scène un conférencier à la dérive, et des assistants pas très coopératifs envoyés aux quatre coins d’une géographie climato-intime censée témoigner des bouleversements en cours. Il y avait, dans l’effondrement de ce conférencier luttant contre ses démons pour tenter de dire le temps et les changements du climat, quelque chose que le théâtre pouvait interroger avec bonheur et rendre singulier.
«La scène de théâtre est un formidable lieu de questionnement des bouleversements écologiques du monde.»
Peut-être aussi que j’avais été influencé par le souvenir de cet amphi vétuste de l’Institut de géographie de Paris, rue Saint-Jacques, où un mandarin de la Sorbonne, Jean Delvert, «pape» de l’École française d’Extrême-Orient, nous avait décrit un jour la disparition des pêcheurs du Tonlé Sap… Tout en disséquant tragiquement la catastrophe des Khmers rouges devant son auditoire, il réenroula sa carte du Cambodge, comme pour en finir avec ce pays qui sombrait, mais piégea malencontreusement sa cravate dans le rouleau des espaces naturels, et remonta ainsi jusqu’au cou sans jamais cesser de parler, se retrouvant soudain avec la carte coincée sous le menton, dans une situation aussi sans issue que celle qu’il décrivait. Cette scène était pour moi d’une puissance théâtrale et signifiante hallucinante. Tout était là! La géographie, le monde et le théâtre. Il fallait que je la mette en scène un jour!
À partir de ce moment-là, la scène de théâtre est devenue pour moi un formidable lieu de questionnement possible des bouleversements écologiques du monde.
GEM – Vous avez joué de nombreuses pièces avec comme thématique l’Anthropocène. Comment se situe votre travail avec les problématiques environnementales actuelles? Et qu’est-ce que la géographie apporte au débat?
FF – Ce premier spectacle créé en 2005 en a appelé en effet un second sur le changement climatique, puis un troisième, et puis d’autres ensuite, chaque projet donnant l’idée et l’envie du suivant. Tout concourrait à ce que cela se passe ainsi finalement, car les rencontres avec les scientifiques et les connaisseurs des sujets abordés, notamment les géographes, me donnaient envie de poursuivre mes recherches. Et puis il y a l’incroyable profusion des questions que pose l’anthropocène, le fait de pouvoir constater des bouleversements écosystémiques majeurs à l’échelle de sa propre vie, la possibilité de se rendre sur les lieux pour faire son terrain comme disent les géographes, tout cela était puissant pour moi et nourrissait mon désir d’enquêtes, et de nouvelles scènes pour les dire. Car très vite j’ai senti que l’ici et maintenant de la scène pouvait questionner des ici et maintenant du monde.
«La géographie est essentielle… Impossible de se passer d’elle.»
Ce que je cherche avec mes pièces, c’est créer une distance, souvent absurde, pour proposer un regard décalé avec le réel qui permette précisément de l’appréhender autrement.
Pour répondre à la question, la géographie est essentielle dans ce qui se joue aujourd’hui sur Terre. Elle est au cœur de toutes les guerres, toutes les crises, tous les processus écologiques. Impossible de se passer d’elle.
Et si le géographe est le spécialiste de rien, alors je veux bien être un géographe. Pour pouvoir tenter sur scène et en toute liberté de nouvelles relations entre les idées, les évènements, les processus, les vivants et les choses, imaginer des alliances, des liens, et des boucles qui cherchent de nouveaux récits. J’ai l’impression que c’est cela que la géographie apporte: une exploration des relations et des enchevêtrements.
GEM – Vous avez conçu et joué Borderline(s) Investigation en Suisse il y a quelque temps. Pourquoi ce thème? Toujours avec de la géographie?
FF – Borderline(s) Investigations est le nom d’un cycle artistique qui questionne les limites du monde. Et oui c’est encore de la géographie la question des limites. Et comme nous atteignons aujourd’hui des limites de toutes parts, nous avons besoin de la géographie de toutes parts!
Géographies en mouvement – Ce mois de janvier, vous êtes au Théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées, à Paris, pour une pièce que vous avez conçue avec Hélène Schwartz sur… les lapins? Quesako?
FF – En effet, je présente au Théâtre du Rond-Point ma septième Cartographie de l’Atlas de l’anthropocène, un cycle artistique que j’ai commencé en 2010 avec «À la recherche des canards perdus» (Cartographie 1). Cette fois-ci cela s’appelle «Le problème lapin», parce que précisément les lapins posent problème. Parce qu’ils ne sont jamais là où on les attend. Parce qu’ils sont souvent là où on ne les attend pas. Parce qu’ils débordent tout le temps des cases dans lesquelles Homo Sapiens veut les maintenir. Parce que c’est une espèce considérée comme invasive et nuisible dans de nombreux territoires, parce qu’elle se répand rapidement en détruisant son environnement et en posant de très nombreux problèmes écologiques. Et parce qu’elle est aussi en voie d’extinction dans d’autres territoires. Pour toutes ces raisons, et pour beaucoup d’autres, les lapins questionnent nos systèmes de développement et nos rapports au vivant et au monde. C’est donc une espèce passionnante à observer. D’autant que je fais le pari que nous avons beaucoup à apprendre d’elle, tant elle déborde tout le temps et modifie les situations données, remodèle en permanence les espaces, provoque des ruptures d’équilibre… Le lapin est un éclaireur de nos mouvements!
Et nous proposons donc avec Hélène de partir à sa rencontre en janvier au Théâtre du Rond-Point, si bien nommé pour des lapins!
À lire
Rencontre avec Eve Beauvallet (Libération)
Une critique du Problème Lapin, par Gilles Renaut (Libération)
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