Où la Russie va-t-elle nous mener ?

La Russie, qui la connaît vraiment ? La force des images de la guerre, les stéréotypes, les rêves de Poutine, tout est déconstruit dans deux publications passionnantes : l’une du spécialiste de la Russie Jean Radvanyi, l’autre d’une équipe de journalistes et chercheurs qui imaginent « le monde vu de Russie ». La puissance des cartes n’est pas pour rien dans ces exploits éditoriaux. (Gilles Fumey)

On avait salué la disparition pacifique de l’URSS et ses «divorces à l’amiable» comme le rappelle Jean Radvanyi dans Russie, un vertige de puissance. Février 2022 : fini de rigoler. Pourtant, rappelle le géographe, l’agression de l’Ukraine vient à la suite d’une série de conflits avant même que l’URSS s’écroule. D’Europe, on n’a pas prêté attention à ce qui se passait alors dans le Caucase, puis en Asie centrale, puis en Moldavie, des «tensions» montrant que le régime soviétique cachait sous le boisseau.

Les 15 États indépendants nés fin 1991 devaient alors envisager de nouvelles relations, faire attention aux convoitises de l’ancienne puissance tutélaire, la Russie. Une Russie qui perd le monopole qu’elle avait construit depuis un siècle et qui voit les Etats-Unis, l’Union européenne, la Turquie et la Chine profiter de son affaiblissement. Avec Poutine au pouvoir durant l’année 2000, c’est le retour de la volonté de puissance soviétique.

Jean Radvanyi raconte l’Ukraine comme une «nation inattendue» que la Russie comptait terrasser en quelques batailles. Sa position de «pivot» sur l’isthme Baltique-mer Noire n’est pas plus importante que celle de la France entre mer du Nord et Méditerranée. Mais le voisin russe exerce une pression autrement plus forte sur cet «étranger proche», une pression diplomatique dont les archives attestent qu’il existait des «lignes rouges» à ne pas franchir pour l’Otan et l’Union européenne.

Poutine, au pouvoir après la démission d’Eltsine le 31 décembre 1999, profite d’une embellie économique pour asseoir sa popularité mais sa personnalité est atteinte de «vertiges». Radvanyi pose la question – qui fâche – de l’isolement de la Russie. Oui, avec «l’Occident collectif», mais avec le reste du monde, Poutine tisse une toile qui reste un défi pour l’Europe.

Le monde, vu de Russie

Raison de plus pour «décaler le regard, regarder autrement» avec l’équipe réunie par Chantal Cabé et Michel Lefebvre, qui ont dialogué avec le plasticien Philippe Ramette qui, contrairement à ce qu’on pensait, nous ramène au réel après avoir tenté de comprendre Poutine. Il introduit un travail considérable de cartographie qui prend racine, notamment, dans l’Europe des préjugés de 1915 avec ces cartes stéréotypant la Russie comme un ours, voire un ogre.

Comme avec Radvanyi, ce sont les cartes qui parlent. Plusieurs dizaines d’entre elles sont mises en scène avec une infographie toute aussi inspirée. Ainsi, une image avec Google Earth et Maxar Technologies montrant l’un des plus grands champs gaziers du monde. De fait, le réseau énergétique russe crée un «monstre géopolitique» et met sa «puissance militaire fantasmée à l’épreuve».

Dans ce monde «vu de Russie», un verbatim de Gouzel Iakhina, jeune écrivaine russe traduite en trente langues, ne laisse pas indifférent : «Ma plus grande peur, c’est le retour du rideau de fer. » Côté oriental, en dépit des sourires affichés ce printemps par Poutine recevant le dirigeant chinois Xi, c’est la crainte de voir la Chine s’implanter en Asie centrale avec ses projets d’infrastructure de nouvelles routes de la soie. Dans le Caucase, l’influence russe est rétablie, alors que dans les pays baltes, Poutine voit une «menace» pour les russophones… Face à l’Union européenne, l’arme énergétique a été déployée (sans succès) et la puissance militaire (sans doute pas si puissante…). Pour le reste du monde, rien de nouveau qu’on ne sache déjà.

Poutine et son langage grossier

L’intérêt de cet atlas est de resituer l’agression en Ukraine dans le discours officiel, fait de mensonges fantasmés : l’Occident collectif assimilé à l’Allemagne nazie et dont l’Ukraine se serait rapprochée, menaçant de détruire la Russie (sic). Pour Yves Hamant, Poutine recourt à l’argot mafieux et cette violence langagière est «révélatrice de la criminalisation de la société russe dont l’origine remonte à la révolution de 1917». Pourquoi la propagande est-elle plus grande que la réalité, se demande Jules Sergei Fediunin. Parce que la désinformation exalte la fierté nationale, et qu’elle est couplée avec une répression des voix discordantes.

La société russe est «sous contrôle» : révision des manuels scolaires, contes merveilleux (y compris, en passant, celui de Thierry Wolf, producteur français des Chœurs de l’Armée rouge, soutenant qu’il y a «chez les Russes un niveau de culture bien supérieur à celui de la France»…). La poésie est l’ultime refuge de la liberté. À moins de choisir l’exil, situé dans son histoire depuis le 19e siècle. La condition féminine soutenue par les Soviétiques a rétrogradé, la Douma dépénalisant les violences domestiques. Les femmes âgées sont laissées pour compte, pour ne pas dire largement abandonnées. Le livre ne fait pas l’impasse sur la cuisine, l’alcool et, surtout, les résistances multiples, notamment par des actions, blagues, dessins «à rire et à pleurer, aidant à supporter la violence».

Quant aux Français dans le regard des Russes, apprenant à l’école que la révolution soviétique était la continuation de la Révolution française et de la Commune, qui sont-ils ?  Les clichés sont partagés, mais les reproches à l’égard de la France fusent : une devise «ni libre, ni égalitaire, ni fraternelle». Pour Pavel Morozov, les Russes sont allergiques à tout type d’égalitarisme. La France, soucieuse d’égalité, devrait s’occuper des SDF, des quartiers «en voie d’islamisation» (voir Houellebecq). Nous serions résumés au «triple B : bouffe, boisson, baise. Une expression familière exprimant la force des stéréotypes de l’art de vivre à la française». Rien de nouveau sous le soleil, de ce côté-là.

Pour la documentariste Tania Rakhmanova, «depuis un siècle, la majorité des Russe vivent un exil intérieur». Une géographie de cet au-delà reste à faire.


Jean Radvanyi, Russie, un vertige de puissance, La Découverte, 2023.

Chantal Cabé & Michel Lefebvre, Pas de côté. Le monde vu de Russie, hors-série La Vie/Le Monde, 2022.


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