Benoit XVI enterre une certaine idée de Rome

Benoit XVI a dérouté beaucoup de monde, hors cathosphère. Notamment pendant son règne romain. Comme tous les papes, il a bousculé une institution « semper reformanda » dit son successeur. Avec une grande lucidité sur le délitement d’un modèle issu de l’Empire romain. (Gilles Fumey)

Nul ne sait aujourd’hui ce que Joseph Ratzinger, pape sous le nom de Benoit XVI, laissera dans l’Histoire – lui, s’en moquait sûrement. Mais du point de vue de l’héritage porté par l’institution qu’il a présidée à l’égard du Monde, on peut poser quelques questions de géographie. Son prédécesseur polonais élu en pleine guerre froide avait eu le temps d’imprimer sa marque, lors de ce qu’on a appelé la « fin du communisme » – en oubliant les Chinois, Coréens du Nord et Cubains.  

En 1493, la bulle Inter caetera du pape Alexandre VI stipule que les terres se trouvant à l’ouest d’un méridien passant à cent lieues des îles du Cap-Vert reviennent aux Espagnols, et celles se trouvant à l’est reviennent au Portugal. © www.thpanorama.com/blog/historia/

On pense dans l’Histoire au pape Grégoire VII (1015-1085) artisan d’une réforme sur les mœurs dans l’Eglise, imposant notamment le célibat aux prêtres et la fidélité dans les couples (irritant sérieusement l’empereur du Saint-Empire Henri IV), lui valant, notamment, l’hostilité des Romains qui le chassèrent de Rome.

On pense surtout au pape aragonais Alexandre VI (1492-1503) qui a arbitré un « partage » du monde entre les couronnes d’Espagne et du Portugal après le premier voyage de Christophe Colomb en 1493 et qui a eu des conséquences considérables. Le géant brésilien a gardé la langue de son minuscule colonisateur portugais.

Discussion de la réforme du calendrier sous le pape Grégoire XIII (1502-1585) © www.bridgemanart.com

On pense enfin à Grégoire XIII (1502-1585) juriste entouré d’astronomes, organisant un nouveau calendrier qui, en 1582, fait du Nouvel an au 1er janvier celle du changement de date en maintenant, avec le jeu des années bissextiles et le 29 février, la fête de Pâques autour de l’équinoxe de printemps. Ce remaniement des calendriers ne se comprend pas sans rappeler qu’en pleine guerre de religions, l’Église a le pouvoir de faire travailler mathématiciens et astronomes. La réunion d’un concile à Trente (Italie) était si compliquée avec des calendriers locaux tous dissemblables que le pape saisit l’occasion d’une harmonisation.

Sur ce nouveau calendrier, les territoires catholiques ne sont suivis par les pays protestants (Allemagne, Suède…) qu’au 18e siècle, par la Chine en 1912, la Turquie en 1924. Et aujourd’hui, six pays (Népal, Afghanistan, Arabie saoudite, Iran, Vietnam, Ethiopie) ne suivent pas ce calendrier. Plusieurs fois, il a été question d’en changer, à la Révolution en France, ou en l’an 2000 lorsque l’Organisation des Nations unies craignait un gigantesque bogue. Et encore, les calendriers civils n’ont pas effacé ceux que les cultures ont construits localement : certains pays ont gardé leur fête religieuse du Nouvel an. Ainsi en 2023, les Chinois le fêteront le 22 janvier, les Iraniens le 20 mars (Norouz), les Juifs les 17 et 18 septembre (Roch Hachana), les Musulmans le 19 juillet (Mouharram), les pays bouddhiques le 13 avril (Songkran). Et aujourd’hui, le calendrier grégorien n’a toujours pas effacé son homonyme « julien » en vigueur dans l’orthodoxie.

Des papes cartographes

Il y en eut quelques-uns mais ce fut surtout le même Grégoire XIII, né Ugo Boncompagni, à Bologne, resté douze ans au Vatican où il fit peindre quarante cartes dans une galerie dédiée, sur le passage de la chapelle Sixtine. Elu pape à l’âge de 70 ans, a-t-il eu peur d’être confiné, lui qui avait beaucoup voyagé ? Le géographe et mathématicien Ignazio Danti, ancien collègue du pape à Bologne, fait représenter sur de grandes fresques toutes les régions de l’Italie à toutes les échelles. Elles font mention de deux batailles gagnées contre les Turcs à Malte en 1565 et à Lépante en 1571. Des cartouches racontent les anciennes batailles (perdues) contre Hannibal et l’épisode du pape Léon le Grand arrêtant Attila. La ville de Rome est montrée comme une cité orgueilleuse. L’Italie, regio totius orbis nobilissima, est représentée comme le jardin du pape. Une province intellectuelle de la chrétienté, protégée par les saints et les martyrs dont les vies sont racontées sur les plafonds aux côtés de celles des personnages bibliques.

Carte de la Corse (Vatican) © Antonio Danti

Au Vatican, on croise des Français qui tentent de déchiffrer la Corse peinte « à l’envers » (à l’époque, on n’utilisait pas encore le nord magnétique de la boussole inventée en Chine). On y reconnaît le golfe de Sagone, la pieve de Vico, Bagni di Vico (actuelle Guagno-les-Bains). Les communes du cap Corse apprécient cette carte : un promontoire « avancé » vers le spectateur qui modifie, en effet, l’approche de l’île, qu’on aborde aujourd’hui souvent par les airs…

Benoit XVI dans tout cela ?

On ne connaît pas à ce théologien de passion pour la géographie mais quelques événements dans sa dernière vie à Rome ont laissé quelques traces. Il n’a pas été géopoliticien comme son prédécesseur. Mais il a anticipé la crise actuelle de l’Église catholique bien avant d’être appelé à Rome.

Dans un étonnant dialogue à la Bayerische Rundfunk le 25 décembre 1969 alors que Joseph Ratzinger n’est qu’évêque, il répond à une question sur l’Eglise « de demain ». Donc, l’actuelle. Il ne parlait pas en géographe, mais imaginait déjà combien le tissu paroissial (à l’origine des communes en France) allait se déliter. Dans son interview, lorsqu’il évoque les « privilèges » dont jouissait l’Eglise, il voyait déjà la crise morale qui réclamerait une « clarification ». Sur les modalités, il ne disait rien à l’époque. Et pour cause. Le côté systémique du cléricalisme dénoncé par la Ciase n’était pas encore décortiqué.

Donc, en 1969, Ratzinger imaginait l’avenir de l’institution « en crise », ayant « beaucoup perdu ». Une Église « de taille réduite et [qui] devra quasiment repartir de zéro, [qui] ne sera plus à même de remplir tous les édifices construits pendant sa période prospère. Le nombre de fidèles se réduisant, elle perdra nombre de ses privilèges. L’Église sera une Église plus spirituelle, ne gageant pas sur des mandats politiques, ne courtisant ni la droite ni la gauche. Cela sera difficile pour elle, car cette période d’ajustements et de clarification va lui coûter beaucoup d’énergie. Cela va la rendre pauvre […]. Le processus sera d’autant plus ardu qu’il faudra se débarrasser d’une étroitesse d’esprit sectaire et d’une affirmation de soi trop pompeuse. On peut raisonnablement penser que tout cela va prendre du temps. Le processus va être fastidieux, comme l’a été la voie menant du faux progressisme à l’aube de la Révolution française – quand un évêque pouvait être bien vu quand il se moquait des dogmes et même quand il insinuait que l’existence de Dieu n’était absolument pas certaine – au renouveau du XIXe siècle. »

Nous y sommes. La barque romaine institutionnelle prend l’eau. Le cléricalisme la mine au grand désespoir du pape argentin ne cessant de dénoncer publiquement ses tares (notamment dans son administration, appelée Curie) lors de son fameux Discours des 15 maladies de 2014. Il en faudra cependant beaucoup pour la couler, l’institution a résisté aux tremblements de terre de la Réforme et des Lumières. Mais en renonçant au pouvoir absolu par sa démission, Benoit XVI actait déjà cette crise annoncée en 1969. Une analyse lucide de la fin d’un pouvoir territorial millénaire.


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