
Comment bascule le monde lorsqu’avec l’âge, des dizaines de milliers de personnes âgées tombent chaque année ? Pour décéder dans les mois qui suivent. Cela représente trois fois plus de morts que les accidents de la route. Quand les forces manquent, le monde rétrécit. (Gilles Fumey)
Pour ceux qui ne vont pas à l’hôpital voir des malades, le cinéma rend compte de ces vies allongées, dépendantes, souffrantes. On y voit des femmes et des hommes confinés, condamnés à l’immobilité. Quel est leur monde, leur vision du monde ?
L’accroissement du grand âge dans les pays riches pousse les services de gériatrie à observer comment on est mis à l’écart du monde, souvent avant de le quitter. Chez soi ou à l’hôpital. Pour le médecin François Puisieux cité par Henri Rouillier[1], « la moitié des 80 ans chutent dans une année », ce n’est pas un détail. Sans compter ceux que la malchance, l’accident rattrapent bien avant. Certes, avec le verglas, les escaliers, les bords de trottoir, une herbe trop fournie, l’eau sur le carrelage, un obstacle quelconque, tout peut basculer. Mais ce peut être sans obstacle objectif : un affaiblissement musculaire lié à la sédentarité, des pathologies comme l’arthrose ou l’ostéoporose, tout peut pousser à la chute.

Sachant que les chutes de personnes âgées représentent plus de 100 000 hospitalisations et 10 000 décès, soit la première cause de mort accidentelle chez les plus de 65 ans en 2021 selon le ministère chargé de l’Autonomie, l’État met en place un plan de sensibilisation et d’accompagnement des personnes âgées pour éviter les chutes. En améliorant la prévention, en aménageant les logements, en les équipant de télésurveillance, on pourrait économiser une partie des 2 milliards d’euros dépensés par an.
Avec 75 000 fractures du col du fémur qui causent la mort du quart de ceux qui chutent, on devrait pouvoir apprendre à marcher au fur et à mesure que l’âge avance. D’autant qu’avec plus de 8 millions de personnes âgées supplémentaires d’ici 2050, rien ne peut s’arranger.
Pascal Picq, paléoanthropologue (Collège de France), rappelle qu’aux États-Unis, le corps osseux était vu comme un « capital » à protéger la vie durant. Prévalait alors une vision énergétique des corps amenés à s’épuiser comme le font les piles. « Cela a été une erreur terrifiante », soupire Pascal Picq qui, comme François Puisieux, prône l’exercice physique régulier tout au long de la vie. « On s’est aperçu que l’os était en perpétuelle adaptation et qu’il a une physiologie liée au régime de contraintes auquel il est soumis. Lorsque vous êtes dans un régime d’activité physique régulière, l’os se structure en déplaçant de la matière de sorte à se trouver dans un régime de contrainte équilibré. »
N’a-t-on pas remarqué que les jeunes recrues de l’armée se blessent au trentième jour de leur entraînement. Si on intensifie le sport, la résorption de l’os est plus rapide que le temps de restructuration des os. Pascal Picq parle de militaires fracturés par la fatigue rien qu’en s’asseyant sur un tabouret.
Les vieilles personnes mourant après une chute ont, généralement, des muscles écrasés ou comprimés, insuffisamment irrigués, dégradés, libérant du potassium avec la reprise de la circulation sanguine, à l’origine d’une insuffisance rénale aiguë.
Et ceux qui chutent tombent dans ce qu’on appelle une « cascade gériatrique ». Comme un château de cartes, les pathologies s’enchaînent les unes aux autres jusqu’à la dénutrition à l’hôpital. Cela étant, la « cascade » commence parfois à la prise de la retraite : moindres sorties du fait d’un plus grand sentiment d’insécurité, d’une fatigue qui arrive plus vite, l’ensemble conduisant à la perte d’équilibre.
Ce rétrécissement du monde et de la vie sociale est aussi lié au fait que ceux qui tombent ne sont pas toujours pris en charge. De ce fait, les corps font moins d’exercices, ce qui accroît la solitude. Les efforts pour marcher sont plus grands, car il faut éviter les pièges : tapis, meubles, seuils, éclairages, sonneries qui provoquent des gestes non contrôlés…
Pour Pascal Picq, dire que la vieillesse est un naufrage est un non-sens. L’espérance de vie a fait des bonds : vingt-cinq ans, en moyenne, dans les pays riches. Et si certains ne manquent pas leurs séances de gymnastique, de taï-chi, de natation, alors selon le paléoanthropologue, il faudrait plutôt s’inquiéter non pas des personnes âgées, mais des jeunes trop sédentaires et dont la prévalence de l’obésité est inquiétante. Les « boomers » sportifs ont fait croître l’espérance de vie dont il n’est pas sûr qu’elle reste à ce (haut) niveau longtemps.
Car vieillir en mauvaise santé, ni les médecins ni les personnes âgées ne le souhaitent. L’hôpital universitaire des Bâteliers de Lille a doublé le nombre des patients recevant une formation spéciale anti-chute dans un appartement témoin. Gériatre, rééducateur, ergothérapeute, diététicien, neurologue, tous expliquent les facteurs de risques aux patients : habitudes, traitements, équipements dans la salle de bains, prise de psychotropes ou hypertenseurs qui augmentent les risques de chute. François Puisieux rappelle qu’on peut rire d’une chute, mais quand on reste plusieurs heures à attendre un secours, « c’est, d’une certaine façon, vivre sa propre mort ». De fait, des études suisses montrent qu’une prise de conscience s’enclenche chez les personnes âgées, certaines le vivant comme un traumatisme qui accroît le sentiment fort du déclin. Pour François Puisieux, la majorité des personnes âgées ont tendance à se sentir plus jeunes qu’elles ne le sont réellement. Et n’aiment pas les « aides techniques » (cannes, déambulateurs) vues comme stigmatisantes.
Ainsi, on voit que le regard « âgiste » sur les personnes âgées joue un rôle dans la construction de soi lorsqu’on est vieux. La gériatrie y peut-elle quelque chose ? Peut-être, pour François Puisieux, cesser de voir la chute comme une fatalité. En général, on consulte lorsqu’on est tombé plusieurs fois. Après la consultation, la moitié ne retombe pas dans les six mois qui suivent. Des gériatres offrent des applications pour évaluer ses capacités physiques au fil du temps.
Dans un monde qui vante les « conquêtes », l’énergie, la force, la vitalité, tomber reste un point de bascule qui rend le futur angoissant. Une géographie gériatrique aurait-elle du sens ?
[1] « « La moitié des plus de 80 ans va chuter dans l’année » : et soudain, le monde rapetisse » par Henri Rouillier. L’Obs, 26 mai 2022.
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