
2 décembre. Une éphéméride napoléonienne avec, notamment, la date du sacre à Notre-Dame de Paris. Un épisode parmi d’autres d’un étonnant « Napoléon en cartes » (de Jacques-Olivier Boudon et Grégory Bricout) qu’on dédicace à Yves Lacoste, le géographe pour qui « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». (Gilles Fumey)
Yves Lacoste, qui a secoué le cocotier de la géographie en 1976 (en publiant aussi la revue Hérodote), aurait pu signer bien des cartes figurant dans le quasi atlas de Napoléon que publient le napoléonophile Jacques-Olivier Boudon et le cartographe Grégory Bricout. Ainsi, racontant cette journée du 2 décembre 1804 dans un Paris figé par une météo glaciale, ils suivent le cortège quittant en fin de matinée Notre-Dame où l’empereur s’est couronné lui-même :
Partout des lumignons le long des rues étroites (qui sont aujourd’hui le boulevard de Sébastopol), jusqu’aux remparts nord, la Madeleine et l’actuelle place de la Concorde. La foule se masse, « les fanfares accompagnant les voitures tandis que les Parisiens se délectent des spectacles gratuits proposés pour l’occasion », ou dansent sur des estrades aménagées, « profitant du vin et des nourritures offertes par l’empereur. Les fêtes se poursuivent les jours suivants jusqu’au grand banquet organisé par la ville de Paris le 16 décembre, ponctué par un feu d’artifice. »[1]
Ce spectacle, surréaliste aujourd’hui, est détaillé par le menu, comme toute la vie de Napoléon, mort à 52 ans sur une île de l’Atlantique sud. Une vie qui ne laisse personne indifférent, comme l’écrit le jeune auteur Djamel Chirigui (La Sainte touche, Lattès) : « L’histoire de Napoléon est terriblement humaine, chacun peut s’y retrouver ».

Pour ceux qui veulent tout savoir de Napoléon, qui veulent revivre ce qu’il a vécu, qui se mettent dans la peau de leur héros comme on le fait d’un personnage de roman, la géographie est un moyen de le pister, comme on le ferait aujourd’hui avec un GPS et les réseaux sociaux. Après les Bourbons enkystés à Versailles, Napoléon est l’un des premiers chefs d’Etat moderne très mobiles, avec l’Américain Benjamin Franklin qu’on a beaucoup vu en Europe avant son accession à la Maison blanche.
En quoi la géographie a-t-elle contribué à façonner « la destinée d’un enfant né au sein d’une famille de petits notables corses », se demande l’historien Jacques-Olivier Boudon dans la préface de Napoléon en cartes. Comment l’a-t-elle servi dans sa folle conquête de l’Europe, sachant que « cette destinée n’aurait pas été possible sans la Révolution française » ?
Fils des Lumières, Napoléon, né la même année que le géographe Alexandre de Humboldt et le naturaliste Georges Cuvier, a surtout bénéficié de cette volonté des révolutionnaires d’exporter les idéaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’ils ont jugée à portée « universelle ». D’où les guerres qui éclatent dès 1792.

Bonaparte en prend sa part en 1796 et lors de la campagne d’Italie, s’inspirant du modèle de république sœur établie en Hollande l’année précédente. Une véritable mission politique que l’empereur se forge à partir de 1805 lorsqu’il veut diffuser le Code civil. Il n’était pas écrit que, deux mois avant l’établissement de la France comme un empire en 1804, la réunion des « lois civiles en un seul corps » aurait un tel effet démiurgique. Napoléon entend alors conquérir une forme de souveraineté universelle par le droit. « Et les avatars du fameux Code civil lui assurent une renommée mondiale jusqu’au XXe siècle »[1].
Pour sortir le Code civil des frontières traditionnelles de la France, document que le philosophe allemand Hegel donne en exemple, les cartes de géographie sont les outils de la stratégie militaire de l’empereur. Bacler d’Albe, peintre cartographe, tient le cabinet de topographie aux Tuileries à partir de 1804, situé entre la chambre et le bureau du chef de l’État. En campagne, une tente est toujours réservée à la lecture des cartes. Un rapport « physique » que raille Boudon, citant Las Cases à Sainte-Hélène (curieusement absente de cet ouvrage remarquable, par ailleurs) où il revivait la campagne d’Italie : « Il avait fait étendre son immense carte d’Italie qui couvrait la plus grande partie du salon et, couché dessus, il la parcourait à quatre pattes, un compas et un crayon rouge à la main, comparant et mesurant les distances à l’aide d’une longue ficelle dont l’un de nous tenait une extrémité. »

Dessinées par des élèves officiers de l’École spéciale militaire, les cartes sont complétées par des renseignements obtenus par la cavalerie légère opérant par des raids, mais aussi des documents statistiques commandés aux préfets lorsqu’il s’agit du territoire impérial, voire des rapports d’expédition comme celle que l’explorateur Baudin mène en terres australes. Il peut se plaindre de ne pas avoir eu les bonnes cartes : « On m’a présenté de grandes cartes inutiles [à propos des départements du Rhin]… Nous avons à faire lever le Mont Blanc, le Piémont, la République italienne et les États du Pape », écrit-il à Berthier en 1804.
Lorsqu’il meurt à Sainte-Hélène, il a parcouru des milliers de kilomètres en Méditerranée, de l’Égypte à la Syrie, de l’Espagne à la Pologne et jusqu’à la Russie. Sans avoir pu mettre le pied sur le sol anglais, ni en Europe du Nord et en Italie du sud. Il a vendu la Louisiane aux États-Unis en 1801, en se contentant de récits qui le faisaient imaginer un empire caraïbe et sud-américain, rêve qui se brise avec l’échec d’une expédition militaire envoyée en 1802.
Il pense pouvoir mettre dans son escarcelle les colonies américaines de l’Espagne lorsqu’il la conquiert (sans jamais lui proposer d’accepter le Code civil). Tout comme il pense récupérer Java, devenue théoriquement française en 1810 avant son occupation par les Anglais. Tel Alexandre le Grand, il fantasme sur les Indes, signe un accord avec le shah d’Iran pour ouvrir un front sur le Caucase. À Sainte-Hélène, il « mesure que les États-Unis et la Russie seront les puissances de demain ».
Cartes en tête, cartes en main, Napoléon a, comme beaucoup d’humains, imaginé qu’un savoir encyclopédique pouvait servir un « génie tant civil que militaire ».
Le quasi atlas dessiné par Grégory Bricout, architecte de formation et illustrateur, offre 70 planches et infographies qui donnent toutes les étapes de la vie de Napoléon – à l’exception des dernières années entre 1815 et sa mort en 1821, regrettons-le encore une fois – rythmé par les expéditions et les campagnes militaires, mais aussi des pages très documentées sur l’état de l’Europe, les populations (protestants, juifs…), la conscription, la ruralité, la « médicalisation », les voyages civils et cette belle représentation des personnes invitées au sacre à l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame.
Quel enfant aujourd’hui, couché sur cet atlas, ne va-t-il pas rêver, à son tour, d’embrasser le destin d’un tel personnage ? Les ennemis de l’Empereur ne le souhaiteraient pas. Mais le destin d’un être humain n’appartient pas à la volonté de ses parents…
[1] Jean-Louis Halpérin, dans Histoire mondiale de la France, (dir. P. Boucheron), Le Seuil, 2017, p. 435.
Jacques-Olivier Boudon, Grégory Bricout, Napoléon en cartes, 2021, La Martinière.
Pour en savoir plus : tout sur Napoléon dans la Fondation qui lui est dédiée.
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