
Branle-bas de combat avant la quille Covid des prochaines semaines. Grand rush prévu vers les villages pour une grande partie des Français. Dans les kiosques et sur la toile, des publications et sites sur les « plus beaux villages de France ». Petite enquête sur l’envers du décor. (Gilles Fumey)
Engouement ? Culpabilité d’avoir abandonné la terre des ancêtres ? Ou bien joli racket organisé comme celui raconté par un volatile bien connu de la presse hebdomadaire[1] ? Jugeons. L’association Villes et villages de France où il fait bon vivre publie un palmarès en tamisant avec 183 critères (pas moins) les 34 837 communes de France. Les résultats sont pondérés par ceux d’un sondage Opinion Way. Astucieux business de l’ex-pubard Thierry Saussez, proche de Sarkozy. 3 133 communes ont été éligibles au classement 2021 : chaque département est doté de 500 villes et 500 villages, 30 premières communes, etc… Un joyeux listing où les maires sont appelés à mettre la main à la poche pour se vanter du label : l’obole du modeste village est de 498 euros, et ça grimpe jusqu’à 3 849 euros. Tout ça pour un certificat en quadrichromie, des « trophées, jetons, crayons et autres mugs et totebags (sic) », l’autorisation de planter un panneau à l’entrée de la commune. Pour l’exploitation du label, ça ronfle comme une fusée Ariane au décollage. Dans un style pub pouët-pouët qui a déjà fait banquer « environ 200 communes labellisées ou en cours de labellisation ». « Autant dire déjà tombée dans le panneau ! » se moque notre volatile.

Pourquoi se gêner tant il est vrai qu’une certaine presse racoleuse a déjà ciblé les grandes villes (Paris Match, Le Figaro, L’Express…) ? L’édition préfère exploiter le filon des « plus beaux villages ». On se demande bien pourquoi, après avoir lu La fin des villages de J.-P. Le Goff, et vécu comme un Golgotha la crise des Gilets jaunes, les « villages » peuplent avec autant de sympathie notre imaginaire de citadins. Glénat édite un best off de cinquante « villages de charme dans lesquels vous trouverez l’authenticité », un choix tiré d’une encyclopédie Villages de France/Au cœur des villages de France.
On se pince en découvrant dans la liste Étretat, Moret-sur-Loing, Joinville, Bonifacio, Cluny, Thônes alignant plusieurs milliers d’habitants qui sont plutôt des bourgs, voire des petites villes. Mais « villages » donne peut-être une bonne échelle pour les visiteurs d’un jour ou d’une semaine. Dans ces localités, une rue principale fait office de promenade, menant de préférence sur une placette au pied d’un clocher roman ou gothique avec, cerise sur le gâteau, un château (si possible, pas en ruine comme à Malaucène au pied du Ventoux, encore que ces pierres-là ont leur charme au soleil levant). L’église avec retable baroque, tuiles vernissées au clocher (cigognes obligatoires en Alsace), fontaine sculptée au loup comme à Mailly-le-Château reste ce que les Romains appelaient le « mundus »[2] dans leurs fondations.
Le site perché est un idéal pour la photo d’en bas ou d’un promontoire (la palme à Eze dominant la Méditerranée de 429 mètres), avec surabondance de prises de vue depuis les drones. Les fortifications doublent une défense naturelle, telle falaise qui protège (des Sarrasins, si possible, comme à Aiguèze), un cours d’eau avec maisons en bois en surplomb, un pont romain dans l’idéal, ou de pierre.
Le décor urbain doit être « caractéristique de la région » : colombages et statuettes pieuses dans les façades, lavoirs, poternes, clochers reconstruits plusieurs fois après de invasions forcément « cruelles », places et castels, terrasses jardinées visibles d’un point de vue extérieur, le tout noyé dans un habitat dense, notamment dans le Sud de la France pour les promenades ombragées l’été. Le must ? Une couleur dominante comme le rouge ferrugineux à Collonges, le blanc calcaire à Bonifacio, le bleu des ardoises de l’Ouest… Tiens, pas de village « noir », construit au basalte comme Agde ou Mirabel sur le plateau du Coiron. Les plus chanceux villages ont droit chez Glénat à un « label » Village d’artiste.

Les alentours doivent être « grandioses », « sauvages », « colorés », « chaotiques » pour des « plaisirs sportifs ». Le mieux est d’être un jalon sur le chemin de Saint-Jacques, de voisiner des grottes « pour se rafraîchir » et des gorges pour les casse-cou, de pouvoir se réclamer « capitale de » comme Thônes qui revendique le reblochon, de garnir ses devantures pâtissières de brioches, tourtes, fars, donner à manger le lieu sous forme de charcuteries ou de fromages photographiés dans leurs caves-forteresses, d’inviter à déguster des vins locaux, la mode étant au vin « nature », agrémenté d’un sirop de cassis ou de myrtilles.
Une célébrité conforte l’exception comme le prix Nobel Albert Schweitzer à Kaysersberg. On aurait pu rendre hommage à Pierre Cardin, Jack Lang (que devient le Lubéron qu’on a perdu cette année ?), Françoise Chandernagor, Claude Simon, Bernard Kouchner, comme le fut toute la cohorte des têtes couronnées européennes qui ont arpenté la Côte d’Azur au XIXe siècle.
Tout ceci serait risible si l’envers du décor n’était pas plus triste. Nombre de ces villages meurent dans un quasi abandon à la fin de l’été. Les agences immobilières attendent le chaland bien plus que le clament les manchettes des magazines évoquant une ruée vers les villages avec la pandémie. À moins d’être à quelques heures d’une métropole, bien desservis par TGV et autoroutes, les chances d’un réveil rural sont très minces même si nul ne peut prédire l’extension du télétravail avec l’équipement en fibre optique des villages.

On se rappelle les venimeuses charges de Michel Houellebecq dans La carte et le territoire qui lui valut le Goncourt. Le héros Jed Martin y décrivait un village vide : « Manifestement, ici, on ne plaisantait pas avec le patrimoine. Partout, il y avait des arbustes ornementaux, des pelouses ; des pancartes de bois brun invitaient le visiteur à un circuit aventure aux confins de la Puisaye. » Des touristes chinois y dégustaient des saucisses locales et de la « fusion food franco-marocaine, pastilla au foie gras ». L’image de cette campagne a percolé pendant les 33 ans du règne de Jean-Pierre Pernaut qui « accomplissait chaque jour cette tâche messianique consistant à guider le téléspectateur, terrorisé et stressé, vers les régions idylliques d’une campagne préservée, où l’homme vivait en harmonie avec la nature […]. Plus qu’un journal télévisé, le 13 Heures de TF1 prenait ainsi l’allure d’une marche à l’étoile, qui s’achevait en psaume ».
Peut-être est-ce là une des clés du rêve français des villages ?
[1] « Le bon vivre » et le bien payer, 28 avril 2021, p. 5
[2] Le mundus est un trou sacré emprunté aux Étrusques qui met en ordre spatio-temporel le lieu à naître devenant alors le nombril du monde pour la population locale. Il est souvent planté d’un bâton, d’une colonne, d’une tour qui a souvent été annexée lors de la christianisation comme clocher d’une église.
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