Les grosses fesses de l’Union européenne

La démocratie directe suisse donne lieu à plusieurs campagnes par an. Fin septembre, l’un des objets soumis au vote donne un exemple de la manière dont l’idéologie nationaliste permet de se focaliser sur des ennemis imaginaires et, in fine, de faire de la politique sans politique. (Manouk Borzakian)

Peut-on sortir de l’Union européenne sans y être entré? C’est la question à laquelle doit bientôt répondre le corps électoral suisse. Le 27 septembre, les électeurs et électrices helvètes décideront s’il faut rompre l’accord sur la libre-circulation des personnes signé par la Suisse et l’UE en 2000.

À l’origine de cette votation, il y a une initiative populaire – un groupe de citoyennes et de citoyens demande une modification de la Constitution ou la rupture d’un accord international – lancée par l’UDC (Union démocratique du centre). Ce parti de la droite xénophobe domine la politique helvétique depuis une vingtaine d’années et participe au gouvernement, mais tente de garder une image antisystème grâce aux outils de la démocratie directe. Résultat, il a imposé ses thèmes de prédilection, l’identité suisse et la préservation des frontières nationales, dans l’agenda politique du pays.

À court d’idées après avoir fait interdire la construction de minarets et inscrire dans la loi l’expulsion des étrangers criminels, l’UDC est revenue à la charge avec son principal cheval de bataille, l’Union européenne. Son initiative dénonce les premiers accords bilatéraux entre l’UE et la Suisse, en prenant soin de ne pas trop insister sur le fait que la libre-circulation n’est qu’un aspect de ces «bilatérales» – qui portent aussi sur l’attribution de marchés publics ou l’accès aux financements européens de la recherche, entre autres.

Post-politique et identité nationale

La situation rappelle que la Suisse offre un excellent terrain d’investigation si l’on veut comprendre quelque chose à ce que des philosophes comme Jacques Rancière – et à sa suite des géographes comme Mustafa Dikeç et Erik Swyngedouw – ont théorisé sous le nom de «post-politique».

Pour Rancière, la post-politique, ou post-démocratie, désigne une situation dans laquelle tout débat politique véritable, c’est-à-dire toute discussion sur le monde tel qu’il est et tel qu’il pourrait être, est évacué. S’installe le règne de la «police», terme qui désigne une gestion consensuelle des affaires publiques au service de l’ordre dominant. Autorité des experts et des courbes statistiques, disqualification des mouvements de contestation – comme les Gilets jaunes – renvoyés à leur ignorance, tout consiste à réduire la vie politique à la gestion des affaires courantes et à laisser le marché faire le reste.

Dans un tel contexte, en lieu et place des débats sur la possibilité d’un autre ordre social, il se crée un vide. Pour le combler, rien de tel que de convoquer l’idéologie de la nation et de l’identité nationale. Puisqu’il n’est pas question d’envisager un monde plus juste, pourquoi ne pas parler de l’Autre, l’étranger, cet ennemi commun venant profiter des largesses de notre système social, et qui surtout ne pense et ne vit pas comme «nous»?

Le Sonderfall et les grosses fesses de l’Europe

Car le principal intérêt qu’il y a à désigner un «autre», c’est de dessiner en creux un «nous» homogène et uni. L’UE, avec ses très grosses fesses – on y verra l’avidité du profiteur, ou bien la bureaucratie envahissante – menace de fissurer la belle unité suisse. Les ressortissants européens, encombrants, vulgaires, venant profiter sans scrupules du bon air économique suisse, mettent en péril la réussite multiséculaire du pays.

Votation suisse
Affiche de campagne de l’UDC en faveur de l’initiative « Pour une immigration modérée » (sept. 2020)

Cette réussite difficilement explicable – la neutralité possiblement, la discipline protestante peut-être, la destinée divine sans doute – alimente l’une des principales sources de l’idéologie nationaliste suisse, le mythe du Sonderfall – littéralement, le «cas particulier». Le Sonderfall, c’est l’idée selon laquelle la Suisse, petite, enclavée, divisée linguistiquement et religieusement, couverte aux deux tiers d’un relief hostile et, malgré tout cela, prospère, serait un cas à part, une réalité sans équivalent. Et donc l’objet de la jalousie de voisins au destin moins exceptionnel.

Comme tout mythe, celui d’une réussite suisse à nulle autre comparable effectue deux opérations cruciales: il dépolitise et déhistoricise l’unité nationale. En particulier, il passe sous silence les innombrables conflits armés ayant opposé villes et campagnes, protestants et catholiques, ou encore francophones et germanophones, au sein d’une Suisse tout sauf unie avant la promulgation de la Constitution de 1848. Ou le rôle crucial de l’immigration, notamment italienne, dans la réussite économique du pays après la Seconde Guerre mondiale.

Mais il n’y a rien de plus banal que de se trouver exceptionnel. Prenant le mythe de la nation helvétique à contrepied, le géographe Bernard Debarbieux parle, à propos de l’émergence, au 19e siècle, de l’idée de nation, de «Sonderfall universel». Toute nation se perçoit comme singulière, c’est même sa définition. Finalement, ce genre de débats témoigne de ce qui rapproche le plus la Suisse du reste de l’Europe: la banalisation de la droite xénophobe et l’alliance objective entre les défenseurs du marché et les thuriféraires de la nation barricadée dans sa forteresse.


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