
La veine n’est pas près de s’éteindre. Le géographe S. Tesson fait l’éloge du retrait au monde et ça plait. Ces goûts du désert mériteraient une géographie mondiale car ils existent partout. Dans l’Himalaya, au Tibet notamment, des dizaines de milliers de moines vivent aussi une réclusion choisie. Comme les chartreux qui ouvrirent plus de 200 monastères au 16e siècle… (Gilles Fumey)
Les mondes d’avant la science étaient tournés vers l’Au-delà qui bornait la vie des humains. Des édifices grandioses plantés au milieu des villes donnaient un chemin qui allait d’un chœur vitré captant la lumière du soleil levant à une façade monumentale au couchant illuminée par une rosace et un jugement dernier évoquant la mort. L’horizon était le ciel et pour l’atteindre, beaucoup croyaient l’utilité de se retirer du monde. Fuga mundi, la fuite du monde, donc, renvoie à cette idée du retrait du monde, qui n’est pas médiévale. Elle a été formulée, pour faire vite, par le personnage de Jean-Baptiste dans la Bible jusqu’aux premiers moines des déserts géographiques d’Égypteau 4e siècle. Rejoindre un désert, au Moyen Âge en France, eremus en latin, dans la Bourgogne et la Champagne, c’était s’installer dans des forêts. Un certain Bruno, originaire de Cologne, chanoine à Reims, fonde avec six compagnons un ermitage dans une montagne appelée Chartreuse. Il gouverne pendant six ans un petit groupe avant d’obéir au pape Urbain II l’appelant à la curie à Rome qu’il fuira pour la Calabre sans revoir sa fondation en Chartreuse.

Sans doute dans des huttes de bois et de branchages, cellae, Bruno crée en juin 1084 un désert au pied ouest du Grand Som qui domine l’endroit de ses 2026 mètres. Il est appuyé par son ami l’évêque Hugues de Grenoble. Naît un espace de paix, clos par un mur qui devient la troisième enveloppe des solitaires après la cellule et le monastère. Dans le premier document, le «désert» devient une institution reconnue par les pouvoirs politiques et porté au 16e siècle à la taille d’environ 38 km2. Toutes les chartreuses sont limitées par des crêts, des rivières, des cols et des ponts où sont gravés dans la roche et sur les arbres des croix. Des droits de justice confirment, donc, la transformation du désert en territoire désacralisé, dont les conflits relatifs aux troupeaux de moutons.

Au 18e siècle, l’ordre des Chartreux a compté 173 maisons (70 en France), 3800 moines et 70 moniales dans toute l’Europe et en Amérique. L’évacuation du monastère en 1792 sur décision du gouvernement révolutionnaire sonne une véritable géopolitique de la famille cartusienne. Retour des moines en 1816 sous Louis XVIII. Nouvelle expulsion en 1903. Classement comme monument historique appartenant à l’État en 1912 jusqu’à la réouverture totale en 1947. Le monastère du désert se transforme en galère.
Être au «désert» n’est pas de tout repos. En 1132, une avalanche rase le premier monastère de 1084, une dizaine d’incendies – dont trois feux au 14e siècle! – ravagent les bâtiments. Toute la vie de l’ordre est liée à des fondations et leurs incessants enquiquinements, réformes, contrôles en tous genres. Mais comme pour Notre-Dame de Paris au printemps 2019, les donateurs ne font jamais défaut. Bibliothèques, bâtiments peuvent être restaurés ou reconstruits en quelques années.
Au désert, certains intellectuels chartreux commentent les Écritures, d’autres font des copies de la Bible sur parchemins fabriqués avec la peau des moutons qu’ils élèvent. Ils élaborent surtout une spiritualité qui naît de la rencontre entre Bruno de Cologne et cette montagne dauphinoise dont la beauté sauvage les hypnotisent. Le Grand Silence de Philippe Gröning racontait cette épopée.
L’architecture du monastère se dessine comme un lieu séparé du monde par une clôture de la même facture que les murailles urbaines médiévales à peine ouvertes par un portique. Cette «cité interdite» est une ville utopique verticalisée avec le Ciel comme promesse, la vision de la cité de Dieu de l’Apocalypse. Elle est un espace très travaillé, cloisonné en petites cellules identiques qui signifient que chacun fait un voeu d’égalité devant l’autre. La cellule du moine est une figure de l’axe du monde. Car tout peut être un centre: un pays, une montagne, une habitation, un corps humain et les centres peuvent coexister. Ce qui les différencie, c’est l’échelle. Ici, ce sont des maisons à étage en arrière d’un petit jardin où le moine vit seul. Au rez-de-chaussée, le bûcher où le chartreux coupe lui-même son bois de chauffe et l’atelier où il travaille de ses mains le bois, le cuir, la terre pour garder un certain équilibre physique. L’étage est un lieu élevé dont la rupture de niveau transcende l’espace profane du jardin: il devient proche du ciel perçu alors comme le point de passage entre le visible et l’invisible. La cellule est composée de plusieurs petites pièces pour lire, prier, dormir. Les statuts de l’ordre cartusien sont clairs: «Qui persévère sans défaillance dans la cellule, et se laisse enseigner par elle, tend à faire de toute son existence une seule prière continuelle.» Chaque moine est relié aux espaces commensaux par de longs couloirs, scandés par l’arcature des voûtes en écho au pas des moines. Des «chemins de lumière» comme l’architecte de Vézelay avait réussi à en concevoir par les éclats de soleil tracés sur le sol, pour mettre ses pas en harmonie avec le cosmos perçu alors comme la demeure de Dieu.
L’église est l’ombilic du monastère. Elle est à la fois l’espace et le temps qu’elle scande depuis le clocher et rassemble les moines trois fois par jour, notamment la nuit pour un office de plusieurs heures. Elle s’arrache au profane par sa verticalité en s’assurant un lien solidaire avec l’univers entier. En tant qu’espace «orienté» (tourné vers le soleil levant, métaphore du monde à venir) autour d’un centre, le monastère devient un modèle réduit de l’univers, semblable en cela aux cités médiévales qui se pensaient comme des métaphores de Jérusalem, «cité sainte qui descend du ciel, de chez Dieu» (Ap. 14,21). L’église construit la solitude par les stalles, la lampe individuelle sur le lutrin. Dans le film de Philippe Gröning, les seuls bruits dans cet océan de silence sont ceux des pas et des portes, des chants – rares -, de l’airain des cloches, du claquement des outils, du bruissement du vent, de la pluie. Car c’est aussi par les météores que le monastère reste ancré dans le temps. Philippe Gröning avait surtout filmé l’hiver, la neige encapuchonnant les lieux, les transfigurant comme les paysages que les citadins cherchent aux sports d’hiver.
Le mot «sacré» vient du latin sancire: délimiter, entourer. Au Moyen Âge qui fut le temps des premières chartreuses, le sacré et le profane sont pensés comme les deux modalités d’être dans le monde. Délimiter une figure centrale comme un monastère, c’est faciliter la communication avec le cosmos. Orienter l’espace selon des axes est/ouest (lever/coucher du soleil) et nord/sud (terre et ciel), c’est tracer une croix qui, dans la religion, signifie à la fois la mort et la méditation sur la vie.
Une quête d’un autre monde qui rejoint celle des vacanciers, avec d’autres modalités, mais dont les fondements ne sont pas toujours très différents. Il y a aujourd’hui vingt-cinq chartreuses dont deux en France, celle voisine de Grenoble et celle de Portes dans le Bugey (Ain). La géographie qui va des Andes jusqu’en Asie (une nouvelle chartreuse a été construite en Corée du Sud il y a quelques années). Mais partout sur la planète, ceux qui prennent leur distance avec le monde rejoignent une part de cet idéal cartusien qui rayonne depuis près d’un millénaire et qui fascine encore les foules.
Pour en savoir plus
Un musée : la Correrie
Un livre : La Grande Chartreuse par un chartreux, Voiron, Chartreuse Diffusion, 1998.
Un film : Le Grand Silence (Ph. Gröning)
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