Microbiote mon amour

Psycho - Alfred Hitchcock, 1960

Devant la persistance de l’usage des perturbateurs endocriniens dans les produits hygiéniques, des possibilités existent d’y échapper. Une révolution pourrait être enclenchée à l’instar de celle qui a changé l’image de la propreté à la Révolution. Pour reconquérir la souveraineté sur nos territoires intimes ? (Gilles Fumey)

Notre corps est notre territoire. Celui sur lequel nous pensons avoir la meilleure maîtrise. Un territoire intime dont nous cultivons les désirs avec attention, attachement ou étonnement. Mais aussi un territoire très convoité. À notre insu, les industriels de l’alimentation nous pressent de manger toujours plus. Ceux de la mode et du sport veulent s’occuper toujours plus de notre apparence. Une firme comme L’Oréal est fière d’avoir un milliard de clients. L’Oréal ? Une multinationale des cosmétiques qui s’est introduite dans la chasse gardée de nos salles de bains. Personne ne s’étonne que cet industriel convoite un deuxième milliard de clients dans un futur proche.

Et pourtant. Dans les laboratoires, les découvertes récentes sur les perturbateurs endocriniens font froid dans le dos. Ces substances sont contenues dans de nombreux composants chimiques comme les conservateurs, antioxydants, émollients, filtres solaires, etc., présents dans des dizaines de produits comme les crèmes hydratantes, gels douches, shampoings, laques, fonds de teint, mousses à raser, eaux de toilette avec alcool [1], etc. Ils exposent gravement l’espèce humaine à l’infertilité, aux malformations génitales, à la puberté précoce, aux cancers, à l’obésité et au diabète. Diantre !

Révolutions

Cette bataille contre les poisons rappelle un épisode du même type à la fin du XVIIIe siècle. Un violent débat en France au cours duquel des femmes et des médecins s’offusquèrent des excès de poudre, de pommades, d’onguents, de leurs dangers sur la santé de « minéraux malfaisants ». Vers 1780, les petites marquises se moquèrent de leurs masques et leurs parures. Pour Georges Vigarello[2], elles se mirent à chercher la propreté ailleurs et se méfièrent des parfums.Les artifices de la toilette furent jugés aux antipodes de l’esprit bourgeois. Être propre, c’était alors libérer la peau de tout ce qui empêchait la sudation, la « respiration ».

Cette révolution hygiénique est-elle en train de se reproduire ? S’il nous faut nous protéger des perturbateurs endocriniens pour sauver l’espèce humaine, il faut prendre des mesures. Par égard pour les générations passées, nous pouvons penser que les êtres humains n’ont pas attendu le XXe siècle pour avoir une hygiène correcte. Ils ne furent pas tous gênés par les mauvaises odeurs, haleines fétides, peaux desquamées, purulences, cheveux sales parce qu’ils auraient ignoré les bains et les douches.

Retrouver son microbiote

Le journaliste Guillaume d’Alessandro[3] a raconté comment il a banni les shampoings depuis vingt ans. Depuis quelques mois, il ne prend plus de douche. Pour protéger son épiderme des produits chimiques, retrouver l’écosystème de son corps : le microbiote[4]. Le microbiote est une « flore » de milliards de micro-organismes vivant à la surface de la peau, et qui contribue à son bon fonctionnement et à son immunité.

University of Toronto’s Department of Immunology. Couverture à partir du David de Michel-Ange : chaque humain compte 100 000 milliards de bactéries.

Les bactéries aiment les zones humides (car il existe une géographie du microbiote dans notre corps, chaque partie comme les aisselles, plis de l’aine, narines, paupières, dos, plantes de pieds ayant un microbiome différent), les champignons notre plante des pieds. Un savonnage avec des graisses polymérisées et de la soude caustique fait l’effet d’une bombe. Une guerre entre bactéries s’enclenche « pour coloniser à nouveau le territoire stérilisé ». Qu’une « mauvaise » bactérie prenne le dessus, « les mauvaises odeurs réapparaissent ». Mais si l’équilibre est retrouvé, il n’y a ni odeur désagréable, ni démangeaison, ni infection : « Nous retrouvons notre odeur naturelle unique. » En attendant, le bon habillement doit être en phase avec la température extérieure pour ne pas trop transpirer. Et si l’on transpire, on se sèche, on change de linge de corps, mais on laisse notre épiderme tranquille.

Comment notre hygiène nous est confisquée

Croyons-nous que nos ancêtres aient supporté d’être puants et crasseux ? L’histoire du propre et du sale[2] montre, au contraire, une quête incessante d’équilibre entre nos corps et les apparences sociales. Au Moyen Âge, lorsque la peste de 1348 disqualifie l’usage de l’eau jugée responsable de l’extension de la pandémie, les autorités ferment les thermes, les étuves et les bains, plus tripots érotiques et bordels que lieux hygiéniques, tout comme dans la Rome antique. On valorise alors le linge de corps, les drapiers et villes drapières de Champagne et du nord de la France font fortune. Les pratiques de propreté sont sèches. On devient nets sans eau. Progressivement, les étoffes sont si importantes qu’elles débordent des habits, pour signifier justement cette propreté.

Lorsque la classe bourgeoise montante valorise au XVIIIe siècle l’eau froide, censée fortifier le corps humain, y compris dans les zones secrètes nécessitant des bidets créés en 1739, des brocs et des cuvettes, la propreté change de camp. Au Collège Sainte-Barbe à Paris, les pensionnaires prennent à partir de 1785 un bain hebdomadaire dans la Seine l’été au pont de la Tournelle. Balzac attend d’avoir terminé César Birotteau – qui lui coûte plusieurs semaines d’écriture – pour prendre un bain, mais il craint le « ramollissement » du corps. Les peintres s’emparent des images du bain : Rembrandt et sa Bethsabée, Courbet, Cézanne exaltent les corps nus sur les plages. La science s’empare de l’hygiène. L’urbanisme est chamboulé : adduction, eau courante, égouts, bains-douches publics, etc. Jusqu’aux domiciles où les salles de bain individuelles font partie du standing des plus aisés avant de se généraliser. L’hygiène du corps est prise en charge par les médecins. Pasteur chasse les microbes, forcément « mauvais ». Dans sa géographie, la propreté devient morale et se privatise, on se lave et s’habille désormais seul.

Depuis qu’elle est une affaire intime au milieu du XVIIIe siècle, la propreté ne se partage pas. Sous couvert de santé, elle subit des injonctions extérieures et, notamment, la publicité impose des pratiques et des produits perçus aujourd’hui comme dangereux. Guillaume d’Alessandro a expliqué chez Matthieu Vidard, sur France Inter, qui l’invitait en janvier 2017, qu’il se lavait toujours les mains qui transmettent virus et microbes – et abondamment – les dents comme nos ancêtres avec leurs pâtes dentifrices. Mais il n’a suscité aucune gêne olfactive dans l’étroit studio de radio où nous étions reçus lorsqu’il expliquait pourquoi il était revenu à la toilette sèche. Livrant des témoignages – corroborés par les réseaux sociaux – que ceux qui en ont fait l’expérience ne reviennent plus à la douche. En précisant que nous n’avons pas tous le même microbiome, le même environnement – ville, campagne, pays chaud ou froid –, et que ce savant équilibre d’une peau en bonne santé, une très grande majorité des humains peut l’atteindre sans l’aide de l’industrie des cosmétiques – même s’il faut concevoir des exceptions ou le cas particulier de certaines peaux malades.

Enceinte sacrée

Partout dans le monde, la peau porte un système de signes décryptés par des cultures locales. Les scarifications et les tatouages sont parmi les plus visibles, mais il existe des marques de servitude subtiles comme le décryptage des milliers d’odeurs de nos corps formatées par les industriels. Palimpseste individuel, notre peau porte les stigmates du temps, mais elle reste une enceinte sacrée. Pour la psychanalyste et dermatologue Danièle Pomey-Rey, la peau révèle nos états d’âme. Faut-il l’aliéner à des chimistes jouant aux apprentis-sorciers avec les molécules ?

Si nous voulons un futur désirable, il faut reprendre possession de nos corps, ces territoires intimes. Nouvelles terrae incognitae à redécouvrir sans tarder.


[1] Plus de 400 cosmétiques possèdent des ingrédients indésirables, alerte l’UFC-Que Choisir, 21 février 2017.

[2] G. Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Seuil, 2013.

[3] G. D’Alessandro, « J’ai arrêté de me doucher », We Demain, n° 17, mars 2017.

[4] Connu depuis la fin du XIXe siècle, le microbiome, « niche écologique » du mibrobiote, est étudié depuis 2007 et fait l’objet de banques de données internationales depuis la création par les États-Unis d’un National Microbiome Initiative. En France, Seventure, société de capital-risque, y investit, tout comme les firmes de l’alimentation et des cosmétiques : « Il faut faire des bactéries nos alliées. »


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