La France mise en coupe réglée pour le GPS?

Deux millions de Français sont en train de changer d’adresse sans déménager. La loi 3DS (différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) imposait aux communes de fournir avant le 1er juin 2024 une adresse postale à toutes les habitations et lieux-dits. Depuis la triangulation et le cadastrage napoléonien, une énième opération de surveillance du territoire? (Gilles Fumey)

Certes, il n’y a pas de sanction aux retardataires mais si les pompiers ne parviennent pas à temps au bon endroit en cas de sinistre, les édiles pourraient être condamnés.Jadis, dans les villages, lorsqu’on apprenait qu’une personne était malade et avait besoin de soins, on pouvait se poster à l’entrée du patelin pour guider l’ambulancier. Pour les colis, pas de guetteur: il faut donc prendre son carrosse et atteindre le bureau de poste qui, dans certaines régions rurales comme les Cévennes, l’Ardèche, la Saône-et-Loire, peut se trouver à plus de 30 km. Sans compter que si une commune demande la fibre optique, il faut des adresses complètes. Fin juin 2024, à un mois du dernier délai, à peine la moitié des communes inférieures à 2000 habitants sont en règle selon l’Agence nationale de la cohésion des territoires.

La Poste donne souvent un coup de main. Mais il faut que les habitants proposent des noms de rue. Des noms qui parlent… Dans un village de l’est de la France, il y a quelques années, une habitante s’était plainte qu’on ait donné à sa rue un «nom de femme». Lequel demande, surpris, le maire? «Rue Lamartine» répond la plaignante… Cela renvoie à la pertinence des noms: les patronymes doivent parler comme le montre le palmarès des odonymes (noms de rue) en France. Napoléon ou Jean Jaurès, des écrivains comme Victor Hugo ou André Malraux, des savants comme Louis Pasteur ou Marie Curie. Avec près de 4 000 citations, Charles de Gaulle est le phare de l’odonymie contemporaine et, comme le montre la carte, pas seulement là où il était le mieux élu. Émile Zola, originaire du Midi, qui a fait connaître le bassin minier avec son roman Germinal, est très présent dans le Nord, tout comme Claude Monet et les jardins dans la vallée de la Seine ou Van Gogh dans le Midi grâce aux Tournesols, peints à Arles.

© AFDEC

Dans le top 100 des odonymes les plus cités, une approche géoculturelle dégage des poids lourds régionaux comme Frédéric Mistral en Provence, Pascal Paoli en Corse, Chateaubriand en Ille-et-Vilaine, George Sand dans le Centre, Raymond Poincaré en Lorraine. Les banlieues rouges d’autrefois, parce qu’elles votaient communiste, restent fidèles à Louis Aragon, Henri Barbusse voire Robespierre. Dans les quartiers champignons ou les lotissements, on a bravé la monotonie des constructions avec des noms de musiciens ou de fleurs, comme la marjolaine à Castanet-Tolosan ou la salsepareille à Saint-Raphaël. Et les femmes? Dans le petit 2 % des noms de rue où elles sont présentes, Notre-Dame, Marie Curie et Jeanne d’Arc forment le trio de tête. Des associations féministes rebaptisent certains soirs les rues de l’île de la Cité à Paris ou les pentes de la Croix-Rousse à Lyon. Pour l’instant, la palme des odonymes revient aux saints qui marquent nos adresses comme un nombre important de stations de métro à Paris (Saint-Michel, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Placide, Saint-Lazare…).

Pour l’instant, on porte des activités comme les foires, des monuments comme les églises, des situations comme les confluents, des activités comme les ports. On a évité les références aux oliviers en Bretagne ou les palmiers dans le Nord, mais qui sait ce qui peut arriver avec des hommes politiques incultes en géographie comme Xavier Bertrand, fier d’avoir baptisé l’ancienne région «Nord Pas-de-Calais» en «Hauts-de-France», une région pourtant topographiquement la plus basse du pays…

Une ruelle du 19e arr. de Paris pour le grand savant Alexandre de Humboldt

La géopolitique s’est aussi mêlée de nos marquages géographiques. La guerre de 1870 contre l’Allemagne a effacé toutes les mentions allemandes: ont disparu les rues Jean-Sébastien Bach, Goethe, etc. Le naturaliste Alexandre de Humboldt (1769-1859), d’origine allemande qui a passé plus du tiers de sa vie à Paris où il a donné des milliers de plantes au Muséum d’histoire naturelle collectionnées lors de son voyage américain, était selon l’écrivain Ralph Waldo Emerson, «l’homme le plus connu de son époque après Napoléon». Il a donné son nom à un célèbre courant marin dans le Pacifique, à des chaînes de montagne en Chine, en Afrique du Sud, en Océanie, au Mexique et au Venezuela, à des dizaines de rivières, de chutes d’eau, des parcs, des geysers, des baies. On trouve son nom jusque sur la Lune (une Mare Humboltianum), en Amérique du Nord (treize villes), sur trois cents plantes et cent animaux, des dizaines de minéraux. Recordman mondial des toponymes commémorant un nom, dépassant tous les présidents, les rois, les savants y compris Léonard de Vinci et Louis Pasteur, Newton, Einstein… À Paris, une rue sans adresse lui a été offerte en 1988. Ailleurs en France? Rien.

Rue d’Alsace à Toulouse, capitale de l’Occitanie. Une rue pour la revanche?

L’impact a été encore plus grand avec la perte de l’Alsace-Lorraine à l’origine d’une quantité considérables de «rues d’Alsace-Lorraine», «de Metz» ou «de Strasbourg», dans la quasi-totalité des grandes villes françaises. Prenons Toulouse, l’ancienne capitale du Languedoc, dont le tissu de la voierie n’avait pas évolué faute d’avoir jamais été le siège d’un intendant royal. Son conseil municipal décide en 1865 d’«aligner» les rues et d’ouvrir des «percées» dans son vieux centre. Sept ans plus tard, une fois les travaux achevés, on veut porter le deuil des provinces perdues lors de la guerre de 1870: le boulevard Napoléon devient «de Strasbourg», la nouvelle percée Nord-Sud «rue d’Alsace-Lorraine» et la rue élargie venant du Pont-Neuf, «rue de Metz». Pour qui a l’œil, on est là sur les traces du plan romain et, sans doute, l’ancienne via Domitia qui menait à la basilique Saint-Sernin, chemin sacré repris lors du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.

Sur un bon kilomètre, la rue d’Alsace-Lorraine délaisse la Toulouse monumentale: la façade du Capitole, siège de l’Hôtel-de-Ville, lui tourne le dos. Victime du délabrement des transports collectifs, la rue d’Alsace-Lorraine faillit mourir de la thrombose automobile. Elle a retrouvé ses flâneurs au milieu de plantations de pleine terre et lampadaires élégants. Les Toulousains ont adopté la «rue d’Alsace» comme leur main street et, non loin de là, se dressent deux grands bronzes érigés en 1858: une louve hargneuse (symbolisant l’Allemagne) face à une chienne (la France) et ses petits pendus aux mamelles (l’Alsace et la Lorraine)… Un hommage occitan qui a sans doute attisé la soif de revanche.

Revenons aux lieux-dits en France où l’attachement est très fort. À Passant-sur-Layon (Maine-et-Loire), le maire change les noms sans concertation, efface onze lieux-dits. Les 128 habitants ont fait imploser le conseil municipal! Dans le hameau de Pécut, rattaché à la commune de Naillat (Creuse), les autochtones pestent contre un adressage loufoque qui utilise toute la nomenclature vicinale pour éviter la perte du toponyme. Résultat: le facteur s’embrouille entre le chemin de Pécut, l’allée de Pécut, l’impasse de Pécut et la route de Pécut. À Poulignat, autre hameau, la bataille des irréductibles «Gaulois» comme ils se sont qualifiés, a fini par payer et tout le monde est content d’avoir vécu un grand moment de démocratie participative.

Désormais, la France a franchi une nouvelle étape de soumission territoriale à des agents qui ne sont plus nationaux, mais guidés notamment par la NASA, le GPS étant, initialement, une cartographie satellitaire de l’armée étatsunienne. Il va être difficile de se cacher dans le maquis corse…. Mais disparaître est encore possible, comme le montre la sinistre affaire Dupont de Ligonnès.


Sur le blog

«Main basse sur les toponymes» (Gilles Fumey)

«La France à la lessiveuse toponymique» (Gilles Fumey)

«Viriles toponymies» (Manouk Borzakian)


À lire

La bataille des habitants de Champagnole (Jura) pour garder une rue nommée Impasse budgétaire

On peut s’amuser à découvrir les noms de rue les plus insolites en France

Les toponymes aussi. 

Le blog de Jean-Claude Lénervé sur l’odonymie urbaine


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