
Rêver du monde, de l’ailleurs, de l’inconnu: telle est l’une des forces motrices de la civilisation des humains. Pour le pire ou le meilleur. L’histoire est jalonnée d’explorateurs qui cèdent à ce désir, au prix de leur vie. Désormais, la photographie change notre vision du monde, moins conquérante. (Gilles Fumey)

Rappelons-nous le coup de tonnerre éditorial de Romain Bertrand qui fait craquer l’expédition du premier circumnavigateur Magellan. Non pas comme un récit d’aventures, mais comme une question de ceux qu’on appelait alors les «naturels», c’est-à-dire les populations qui se tiennent sur les plages où accostent les Européens. Comme des êtres qui ont une «égale dignité narrative»? Qui pourraient «endosser, le temps d’un esclandre, le premier rôle»? On n’en saura rien avec ces seize explorations françaises (1714-1854) rapportées par Hubert Sagnières qui réalise un travail documentaire exceptionnel. Désormais, on peut imaginer le sentiment de violence que ressentaient ceux qui se trouvent confrontés à un navire comme celui nommé «Le Vainqueur», armé par La Barbinais de 22 canons et qui espère remplir son embarcation marchande de 230 tonneaux. Une impression qui n’enlève rien à l’appât du gain, voire l’envie de découvrir le monde.
«Inspiré par le moine bouddhiste Mathieu Ricard», la somme éditée par Hubert Sagnières évoque les rapines, bien sûr, les transgressions des explorateurs et marins, l’un désobéissant au Roi, l’autre désertant. Les récits de voyage qu’ils couchent sur le papier au retour ne mentionnent pas – pour ce qui est rapporté dans l’ouvrage – de jugements de valeur négatifs sur les populations qui les accueillent. Mais La Barbinais, parti le 30 août 1714 qui a franchi l’équateur et le cap Horn, malgré les mutineries, accoste au Chili où la colonisation bat son plein: violences, attaques, pillages des puissants comme les gouvernements locaux tous corrompus, les Jésuites jugés très libertins à Lima. L’aventure se poursuit: nouveau bateau, nouvelle direction vers la Chine où le navigateur passe Noël dans un monastère avec les bonzes sur l’île de Colomsu. Avec un retour en Europe en 1717 par les îles de la Sonde, Malacca, l’île Bourbon (Réunion), le Cap de Bonne Espérance, le Brésil où il essuie une nouvelle mutinerie. À l’arrivée en Espagne, l’armateur a fait faillite, le nouveau propriétaire pousse La Barbinais vers Gênes où l’explorateur se rend à pied, se plaît en Italie et ne rentre à Saint-Malo qu’en août 1718 pour écrire le récit de son «aventure» avant de s’installer à Saint-Domingue pour étoffer sa fortune et de mourir à Nantes 1731.

Si on suit Romain Bertrand, les populations accostées ne sont pas vraiment actrices. On les regarde, on s’étonne des «mœurs» sur lesquelles on fait des commentaires pas toujours très avisés. Mais si l’on en juge la vie de Bougainville (1729-1811), qui fait le tour du monde sur la Boudeuse, rien ne dit qu’en vantant le «bon sauvage», il cacherait une forme de dédain. D’ailleurs, de la «paradisiaque» Tahiti qu’il nomme Nouvelle Cythère, il ramène un certain Jean Baré, volontaire Aotourou, qui est en réalité une jeune femme de 26 ans, travestie en homme pour accompagner le botaniste, les femmes étant interdites sur les navires. Elle a laissé son nom en inventant la taxidermie, avant d’être louée par le roi et s’être mariée avec l’aristocrate.
Nous suivons plus tard François-Marie de Pagès (1740-1792), déserteur, marcheur infatigable qui traverse les États-Unis à pied, puis crapahute en Inde. À Batavia (actuelle Indonésie), il rapporte la «douceur des Indiens au fait qu’ils sont abstinents en sang et viande». Sans le moindre sou, jamais malade, il embarque à San Francisco pour la Chine où il est interdit d’accoster, passe par l’Inde déguisé en brahmane avant de rejoindre par Israël la France où, gracié, il explorera l’Arctique, le Spitzberg avant de mourir assassiné lors d’une révolte d’esclaves à Haïti au sein de son exploitation coloniale.
Lapérouse (1741-1788), sur proposition de Louis XVI, veut achever à la suite de Cook la découverte du Pacifique à l’âge de 44 ans, après avoir bataillé contre les Anglais, notamment aux États-Unis en 1782. La «Boussole» et l’«Astrolabe» mettent le cap sur le sud, franchissent le cap Horn en 1786, les marins sont violemment «attaqués» par des «sauvages» mais les frégates, un peu plus tard, se briseront sur les récifs des îles Salomon (Vanikoro) en 1788. Plusieurs fois et jusqu’au 21e siècle, on cherche encore à comprendre ce qui s’est passé.

Pendant la Révolution, Etienne Marchand, âgé de 35 ans, met la main sur les Marquises avant de filer en Alaska à la recherche de peaux. Il tente, ensuite, une vente (refusée) de sa cargaison en Chine, et revient vingt mois plus tard (un record) à Toulon en 1792. Déçu de l’évolution politique de la France, il se réfugie à la Réunion où il meurt ruiné en 1793. Sagnières offre une galerie de portraits portés par des écrits qui se veulent des traces de leurs aventures, comme un Christophe Colomb a pu en laisser, ou Marco Polo et son Devisement du monde, voire Ibn Battûta et Rihla.

Camille de Roquefeuille, Louis de Freycinet, Louis-Isidore Duperrey, Bougainville, Auguste Duhaut-Cilly, Cyrille Laplace, Auguste Vaillant, Abel Aubert du Petit-Thouars, Gaston de Roquemaurel, tous sont des gyrovagues qui donnent un sens à leur envie de fuir la France par l’exploration, le goût du risque, du magique, de l’effroi jusqu’à envisager la mort. Sont-ils des conquistadors qui n’aimeraient pas l’anonymat, des immatures inquiets de leur trace après la mort? La géopolitique a bon dos. Certes, les Anglais dominent le Pacifique quand La Pérouse s’engage dans «une course contre la montre» pour O. Poivre d’Arvor, le préfacier. Dans le ressort qui les pousse à conjurer le sort sur leur propre vie, il y a l’orgueil de ces aristocrates bien nés dont une forme de générosité peut atténuer la dureté. La majorité d’entre eux sont anti-esclavagistes, choqués par les pratiques inhumaines des colons installés. Mais leurs écrits circulent peu et semblent loin de la politique.
Il n’empêche, Routes nouvelles, côtes inconnues, offre l’occasion, deux siècles plus tard, d’un voyage immobile témoignant d’un acharnement à parcourir le monde qui n’a pas faibli depuis. Avec le regret qu’Alexandre de Humboldt, savant berlinois qui a vécu plus du tiers de sa vie à Paris, mené la plus brillante expédition scientifique de l’époque moderne, donné près de 6000 spécimens botaniques au Muséum d’histoire naturelle de Paris n’ait pas eu sa place dans cette somme où il aurait sans doute fait de l’ombre à ces vies tapageuses, mais ô combien attachantes.
On peut feuilleter le livre de Hubert Sagnières ici.

Pour ceux qui veulent un voyage dans le cercle arctique, Jean-Louis Etienne conduit les plus téméraires à travers les fjords, la toundra vers 60° N de latitude jusqu’aux paysages de glace, icebergs et banquise garantis l’hiver à 90° N.
Faut-il s’émouvoir d’imaginer cet océan de moins en moins englacé ? Que les photos sublimes d’Anchorage, de la baie d’Hudson, des îles Féroé au terme d’un parcours dans les parcs nationaux islandais ne soient plus que des témoignages dans quelques années d’un monde qui aura disparu ? Les îles Lofoten, le cap Nord en Norvège, le Spitzberg, le détroit de Baffin, la mer de Kara en Russie, le Groenland, tout s’inscrit dans ces pages historiques d’une conquête du pôle sur fond de ruée vers l’or en Alaska en 1896. La rencontre avec les Inuits lors des expéditions polaires de Peary, Amundsen, Charcot, Victor n’est pas toujours au programme. La faune tels les pingouins, les ours blancs, les morses, le loup arctique, les renards des neiges ou les phoques barbus, donne des effets de sidération dans ces lieux jugés par les humains inhospitaliers. Les auteurs allemands du livre n’ont pas lésiné sur les effets de surprise qui alimentent le plaisir d’une géographie en chambre. Mais qui donnent aussi un avertissement : ce monde est en train de disparaître…
Sur le blog
«Quand les femmes découvraient le monde» (Gilles Fumey)
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