Penser le monde d’après grâce aux zombies

La pandémie de Covid-19 n’a-t-elle pas des airs de déjà-vu ? Notre imaginaire collectif n’est-il pas habitué, à travers le cinéma postapocalyptique, au confinement et à la peur de l’autre, qui pourraient bientôt devenir notre quotidien ? Il se peut que les films de zombies, à travers leurs thèmes récurrents de l’enfermement, de l’angoisse de la contamination et de la défiance généralisée aient déjà presque tout dit de la crise que nous traversons. Et donnent des clés pour penser cette période et, si possible, agir.

Un jeune puma dans les rues de Santiago, au Chili, des biches traversant une route à Nara, au Japon, des cerfs investissant les pelouses publiques dans l’Essex, des oiseaux de mer et des poissons barbotant dans les canaux de Venise… Depuis le mois de mars et le début du confinement d’une partie de l’humanité, ces images se banalisent : la faune sauvage s’aventure, en plein jour, dans nos villes désertées.

Le Jour des morts-vivants, G. Romero, 1985

Mais l’imaginaire collectif occidental n’a pas attendu le coronavirus. En 1985, dans la scène introductive du Jour des morts-vivants, de George Romero, un alligator se prélasse à l’entrée d’un immeuble d’une ville de Floride. Dans Je suis une légende (Francis Lawrence, 2007), Will Smith chasse paisiblement le cerf dans les rues de Manhattan, quand une lionne surgit pour lui piquer son repas. Dans la filmographie postapocalyptique en général et zombie en particulier, la nature reprend ses droits : la végétation perce à travers le béton, avec en point d’orgue les plantes invasives de The Last Girl (Colm McCarthy, 2016).

Le désordre spatial

La pandémie de Covid-19, comme les zombies, bouleverse l’ordre géographique. On le sait depuis les travaux précurseurs d’Éric Dardel et le développement de la géographie « humaniste » dans le monde anglophone dans les années 1970 : c’est par l’espace que nous expérimentons le monde, via les signes dont sont chargés les lieux qui nous entourent, que nous interprétons au quotidien. Et l’organisation matérielle et symbolique des objets et des êtres suit un ordre : les choses sont « à leur place », elles s’agencent de manière à nous permettre d’interagir individuellement et collectivement avec notre environnement. L’ordre spatial semble aller de soi, il matérialise, tout en la nourrissant, notre vision du monde.

The Last Girl

The Last Girl, C. McCarthy, 2016

Rien de tel, pour révéler un ordre en partie inconscient, que sa transgression. C’est ce que fait le coronavirus en se jouant des frontières matérielles et idéelles, y compris celle du corps. C’est aussi ce que font les animaux en s’appropriant au grand jour des espaces urbains. En arpentant nos rues, ils transgressent – au sens étymologique : ils traversent – l’une des frontières les plus structurantes du monde occidental, entre civilisation et sauvagerie, culture et nature, domestiqué et non domestiqué.

En arpentant nos rues, les animaux transgressent l’une des frontières les plus structurantes du monde occidental.

Déjà les grandes épidémies de peste et de choléra de l’Antiquité et de l’époque médiévale venaient brouiller les repères collectifs. Rappel de l’historien Jean Delumeau : « Les cadres familiers sont abolis. L’insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d’une déstructuration des éléments qui construisaient l’environnement quotidien. »

Épidémie, invasion zombie, catastrophe naturelle, à chaque fois l’environnement familier se dérègle, les repères connus et l’ordre intériorisé par chacun s’estompent. Sans compter l’incertitude liée aux personnes infectées mais asymptomatiques, comme les deux enfants de 28 Semaines plus tard (Juan Carlos Fresnadillo, 2007), porteurs sains dont on ne sait s’ils sauveront l’humanité ou accélèreront sa perte. Comment se prémunir d’un danger invisible et, par conséquent, insituable ? Comment donner du sens au monde dans un tel contexte ?

À l’abri du monde et des autres

Première réaction face au délitement : remettre de l’ordre en traçant des lignes de démarcation. Le vocabulaire belliciste des responsables politiques ne sert pas seulement à jouer la carte politique d’une nation unie derrière un leader se mettant en scène en chef de guerre. Il permet de concevoir une ligne de front, aussi illusoire soit-elle, une limite concrète comme horizon d’action et comme outil d’ordonnancement du monde.

Plus concrètes, des frontières matérielles surgissent pour endiguer le fléau. Au début de la crise, les autorités chinoises ont mis en quarantaine la ville de Wuhan, puis la province de Hubei et ses 60 millions d’habitants. Même chose en Italie, où le gouvernement a fini par cadenasser plusieurs villes lombardes. Pendant ce temps, des gouvernements européens fermaient leurs frontières en montrant du doigt tel ou tel pays mitoyen, le plus souvent pour se retrouver, au bout de quelques jours, dans le rôle inverse du voisin contaminé et stigmatisé.

Dernier Train pour Busan

Dernier Train pour Busan, Y. Sang-Ho, 2016

Mais, comme dans les films de zombies, l’enfermement à petite ou grande échelle semble peu efficace, quand il ne favorise pas la transmission du virus au sein de la population isolée. Sur ce sujet, l’imaginaire collectif a depuis longtemps rendu son verdict : l’Abigail, yacht qui dérive dans le Pacifique durant la deuxième saison de Fear the Walking Dead (Robert Kirkman & Dave Erickson, 2015-…), évoque ces bateaux de croisière – comme le Diamond Princess et le Grand Princess – avec leurs milliers de touristes, parmi lesquels le coronavirus s’est répandu comme une trainée de poudre. Le Dernier train pour Busan (Yeon Sang-Ho, 2016), dont les voitures sont contaminées une à une, rappelle comment une quarantaine peut faciliter la contamination de personnes enfermées. Dans Rec (Paco Plaza & Jaume Balagueró, 2007), avec son immeuble en quarantaine dont les occupants tombent comme des mouches, le message est clair aussi.

Palissades, barricades et autres murs finissent par s’effondrer ou par laisser passer le danger par une brèche oubliée. Les quarantaines et les fermetures de frontières nationales ne sont rien d’autre qu’un réflexe de vieux États incapables de penser l’espace politique autrement que par le filtre des territoires nationaux. Résumé du philosophe Byung-Chul Han : « La fermeture des frontières apparaît comme l’expression désespérée de la souveraineté des États, alors que des coopérations intensives au sein de l’Union européenne auraient un effet bien plus grand que le retranchement aveugle de ses membres dans leur pré carré. »

L’impossible immunisation

Car, rappelle le géographe Antoine Le Blanc, si les murs peuvent se révéler utiles à court terme et permettre de gagner du temps, en contenant la menace, ils n’ont de sens que s’ils s’accompagnent d’une vision à long terme. C’est l’éternel problème des fortifications : au fur et à mesure de leur érection, les humains ou les non-humains qu’on espère contenir trouvent des manières de les franchir. Il faut alors construire des murs plus hauts, et ainsi de suite. Mais surtout, et c’est peut-être dans Zombie (George Romero, 1976) que cet enjeu apparaît de la manière la plus claire, quand on passe son temps à s’enfermer, on ne pense plus qu’à ça : on se fortifie, on colmate les brèches, on se donne l’impression d’agir mais, pendant ce temps, on ne résout pas la menace extérieure.

Sans oublier que l’enfermement génère ses propres problèmes, qui peuvent se révéler pires que le mal qu’on entend combattre. Qu’on mette une ville en quarantaine ou qu’on impose un confinement plus ou moins strict, l’enfermement appelle des stratégies collectives et individuelles, des reconfigurations aux conséquences en partie imprévisibles. Pour le meilleur, on repense et on se réapproprie son intérieur en traçant de nouvelles lignes de démarcation dans l’espace domestique, comme le héros solitaire de La Nuit a dévoré le monde (Dominique Rocher, 2018). On abuse des télécommunications pour produire une information alternative, comme les protagonistes de Chronique de morts-vivants (George Romero, 2007) suspendus à leur connexion internet. On interagit avec ses voisins depuis son balcon, comme Andy, enfermé dans son magasin dans L’Armée des morts (Zack Snyder, 2004) et qui communique avec d’autres survivants via des messages sur des panneaux blancs.

L’enfermement génère ses propres problèmes, qui peuvent se révéler pires que le mal qu’on entend combattre.

Pour le pire, on stigmatise les populations marginalisées, comme les sans-abri : amendes pour non-respect du confinement ou parcage en plein air, les autorités entendent faire respecter ce qu’il reste d’ordre spatial. Le cas échéant avec l’aide de dénonciations par des citoyens zélés. Plus simplement, l’enfermement et la promiscuité aidant, le désespoir et la déprime menacent. Largement absent du débat, le coût humain de l’isolement est pourtant exorbitant, en particulier sur le plan psychologique. Peuvent alors émerger les pires comportements : les militaires de 28 Jours plus tard… (Danny Boyle, 2002) sont en sécurité derrière leurs barbelés, mais désespérés et aussi dangereux que les zombies.

Pour le pire aussi, une fois qu’on est enfermé à triple tour, se pose tôt ou tard la question de l’accueil de nouveaux arrivants : faut-il mettre en péril sa propre sécurité en ouvrant sa porte à celles et ceux qui demandent l’asile ? La question structure les films de zombies depuis La Nuit des morts-vivants (George Romero, 1968), dans lequel le détestable Harry, archétype du petit blanc raciste et sexiste, commet l’acte fondateur d’une dynastie de personnages à venir, quand il préfère rester enfermé dans une cave qu’aller prêter main-forte à d’autres survivants. Quarante ans plus tard, dans The Walking Dead (Frank Darabont & Robert Kirkman, 2010-…), Shane actualise ce rôle : le survivaliste borné ne voit pas d’autre horizon que la préservation à court terme de son être, éventuellement de celui de ses proches, le reste du monde est une réalité pathogène dont il faut se protéger coût que coûte. Entre temps, Romero avait mis en scène une version institutionnalisée de l’auto-enfermement, avec les VIP du Territoire des morts (2005), calfeutrés dans une tour inaccessible au commun des mortels. Là non plus, la fiction n’avait pas attendu la réalité et Harry s’est trouvé des héritiers dans le XXe arrondissement de Paris, où des copropriétaires inquiets ont préféré refuser à une infirmière de s’installer dans leur immeuble.

Le Territoire des morts

Le Territoire des morts, G. Romero, 2005

Et puis, il y a celles et ceux qui peuvent s’offrir le luxe de la fuite, loin des lieux perçus comme dangereux. La bourgeoisie parisienne s’échappe à la campagne, reproduisant une vieille peur de la ville comme source, entre autres, de contamination – oubliant au passage que l’offre sanitaire des métropoles pourrait bien en faire les lieux les plus sûrs. Rick Grimes et ses acolytes, dans la deuxième saison de The Walking Dead, ont la même idée et se réfugient sur les terres d’un fermier à demi accueillant, très loin de la skyline d’Atlanta et de ses menaces. Jouant sa partition urbaphobe avec insistance, la série aux bientôt onze saisons se fait porte-parole d’une idéologie nord-américaine valorisant un monde rural authentique et pur et stigmatisant la ville comme lieu de promiscuité et terreau du désordre et de dangers en tout genre.

Refaire de la politique

Le maintien en vie se présente comme un impératif catégorique : survivre semble être devenu le seul horizon individuel et collectif, justifiant l’absence de débat. Le géographe Éric Charmes rappelle pourtant combien le confinement est une question politique autant que technique. D’abord parce qu’il n’est pas sûr que l’enfermement d’une partie de la population soit compatible avec les fondements de la démocratie. Ensuite, parce qu’il existe plusieurs manières d’affronter la crise, donc des alternatives au confinement généralisé. Antoine Le Blanc souligne que « le choix de la mesure barrière est discutable, dans son principe et dans les modalités de sa mise en œuvre ». La politique consiste précisément à débattre publiquement des options disponibles, au lieu d’abandonner la décision à des experts et des technocrates – sans parler de possibles conflits d’intérêts. Imposer l’enfermement comme unique horizon raisonnable et le justifier par la lutte contre une menace constante, c’est nier le politique et asseoir l’autorité de gouvernants en mal de légitimité. Kaufman, maire tout-puissant d’une Pittsburgh assiégée dans Le Territoire des morts, ou le Gouverneur, qui règne en despote sur la communauté de Woodbury dans la troisième saison de The Walking Dead, en témoignent.

Le maintien en vie se présente comme un impératif catégorique : survivre semble être devenu le seul horizon individuel et collectif, justifiant l’absence de débat.

Car, en période de confinement, que se passe-t-il dehors ? Au nom de la permanence du danger – terroriste, viral ou zombie – règne l’arbitraire. Police et administration se voient dotées de pouvoirs échappant largement au contrôle des tribunaux et des parlements, « institutionnalisant une justice secrète et écrite », pour l’avocat Raphaël Kempf. Ce n’est pas (encore ?) le retour à l’état de nature, cet « état de guerre de chacun contre chacun » théorisé par Thomas Hobbes : nous ne vivons pas sous la menace constante d’une mort violente, nous ne sommes pas armés jusqu’aux dents comme les personnages de The Walking Dead, Bienvenue à Zombieland (Ruben Fleischer, 2009) ou Z Nation (Karl Schaefer & Craig Engler, 2014-2018). Mais, au nom de la menace extérieure, l’état de droit est remisé parmi les vieux idéaux républicains et l’espace public est devenu un espace militarisé, dans lequel l’égalité devant la justice n’a plus cours. Comme dans Le Territoire des morts ou 28 Semaines plus tard, ce qu’il reste de territoire national est passé sous contrôle militaire et policier et l’urgence justifie tacitement le règne d’une justice discrétionnaire – une situation que certains quartiers des grandes métropoles connaissent depuis longtemps.

28 Semaines plus tard

28 Semaines plus tard, J.C. Fresnadillo, 2007

Plus largement, voir la survie comme le principal, sinon le seul, critère pour juger du bien-fondé des mesures prises ne va pas de soi. La préoccupation pour la survie individuelle témoigne des priorités de sociétés dans lesquelles, pour citer à nouveau Byung-Chul Han, « toutes les forces vitales sont mises à profit pour prolonger l’existence ». La préservation de notre être a supplanté la question de la vie bonne, de la réflexion individuelle et collective sur ce qu’est une vie qui vaut d’être vécue.

Or cet enjeu éthique se joue derrière la « raison médicale » de l’enfermement : au nom de la menace de contamination, à quoi renonçons-nous ? et qu’acceptons-nous ? La question traverse toute la filmographie zombie. Faut-il survivre si c’est pour passer sa journée à consommer ou à manger devant la télévision comme dans Zombie, renoncer à tout attachement sentimental comme dans Bienvenue à Zombieland, finir enfermé dans une Panic Room comme dans Chronique des morts-vivants, errer sans but et renoncer à donner la moindre signification à son existence comme dans The Battery (Jeremy Gardner, 2012), se gaver de boites de conserve dans un abri antiatomique comme dans La Route (John Hillcoat, 2009) ? Romero posait la question en 1976, Jim Jarmusch l’a reprise en 2019 dans The Dead Don’t Die : des zombies ou des enfermés, qui sont les moins vivants ?

Refaire monde

Alors, visionnaire, le cinéma postapocalyptique ? Les films de zombies – mais aussi d’autres œuvres, comme Les Fils de l’homme (Alfonso Cuarón, 2006) dans lequel Mark Fisher voit notre avenir proche, sinon notre présent – n’avaient-ils pas prédit le confinement que nous vivons aujourd’hui ? Et, avec lui, notre démission de la chose politique au profit de technocrates et d’experts, notre recroquevillement sur une vie rabougrie, bornée par l’horizon de notre angoisse de la contamination ?

Les films de zombies mettent en scène ce que le philosophe Michael Fœssel nomme, dans son livre Après la fin du monde (2012), des situations de « perte en monde » : les sociétés contemporaines se trouvent face à un environnement qui ne fait plus sens, qui ne constitue plus un « monde », au sens d’un ensemble de réalités signifiantes, servant de base à notre existence. L’enjeu est alors de recréer du sens, individuellement et collectivement, de se doter d’un horizon commun. Or, la seule préservation de la vie ne procure pas un tel horizon. Elle annule tout projet collectif, elle « démondanise ».

L’enjeu est alors de recréer du sens, individuellement et collectivement, de se doter d’un horizon commun. Or, la seule préservation de la vie ne procure pas un tel horizon.

L’un des leitmotivs de la seconde saison de The Walking Dead est une discussion entre Shane, évoqué plus haut, et Dale, sorte de vieux sage bienveillant. Quand le premier voit sa survie et celles des membres du groupe comme seul moteur de l’action, le second s’interroge sur le sens qu’il y a à continuer de vivre si cela implique de renoncer à ce en quoi l’on croit. À la fausse rationalité de la survie comme impératif catégorique, dont tout devrait découler, Dale oppose des valeurs de justice, d’empathie, de solidarité. Il s’agit de rester humain envers et contre tout : « Le monde que nous connaissions a disparu. Mais garder notre humanité, cela dépend de nous. » Refuser de renoncer à ce qui fait notre humanité, quitte à mettre en danger notre intégrité physique, voilà la condition pour « refaire monde ».


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