
La 43ème Olympiade d’échecs vient de s’achever en Géorgie. Depuis 1927, cette compétition par équipes raconte, à sa manière, les (dés)équilibres et les grandes évolutions du monde contemporain. (Manouk Borzakian)
Vendredi 5 octobre 2018, en début d’après-midi, le petit monde du jeu d’échecs est en effervescence. Sur Twitter, les conjectures vont bon train à propos du vainqueur de la 43ème Olympiade, sorte de championnat du monde par équipes nationales qui se tient les années paires. Alors que la dernière ronde touche à sa fin, tous les yeux sont rivés sur le match Bangladesh-Panama. Les Panaméens s’inclinent, les logiciels des arbitres ronronnent quelques secondes, puis rendent leur verdict : la médaille d’or revient à… la Chine.
Pour comprendre ce trajet entre l’Amérique centrale et l’Asie de l’Est, il faut rappeler que, deux heures plus tôt, la rencontre entre la Chine et les États-Unis, en tête de la compétition, avait débouché sur un nul logique. À égalité après ce onzième match, les deux équipes devaient attendre les résultats de leurs dix précédents adversaires pour connaître le classement final. À ce jeu de pile ou face, le tenant du titre a finalement cédé son trône au vainqueur de 2014.
Avec une victoire à l’arraché dans la compétition féminine, la Chine repart de Batumi, ville organisatrice, avec deux médailles d’or.
50 ans de domination soviétique
Que nous raconte ce doublé historique ? Que la hiérarchie des échecs connaît depuis 25 ans des bouleversements sans précédent, à l’image des rééquilibrages du système-monde.
Entre 1952 et 1990, l’URSS avait laissé échapper la première place de l’Olympiade à deux reprises. En 1976, à Buenos Aires, la Hongrie devançait de justesse l’armada soviétique. Deux ans plus tôt, les pays du Bloc de l’Est avaient boycotté la compétition, organisée en Israël. Hors cette parenthèse, le programme destiné à mobiliser le jeu d’échecs pour démontrer la supériorité intellectuelle du modèle communiste, conçu par le régime bolchevik dans les années 1920, a porté ses fruits au-delà des espérances. Dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS et ses satellites ont régné sans partage sur la planète échecs, la Russie prolongeant cette domination à partir de 1990 avec six victoires consécutives aux Olympiades.
Mais en 2018, après un tournoi moyen, les Russes se sont contentés d’une difficile troisième place, à la faveur d’une victoire contre la France à la dernière ronde. Ils devront attendre encore deux ans pour peut-être reconquérir un titre qui leur échappe depuis 2002.
Et si l’Arménie et l’Ukraine avaient pris dans les années 2000 le relais d’une Russie essoufflée, perpétuant la suprématie ex-soviétique, il semble bien que les cartes soient rebattues.
Mondialisation
Pas que l’héritage soviétique soit perdu, avec encore plus de dix joueurs russes dans les cinquante meilleurs mondiaux, sans oublier des Azerbaïdjanais, Arméniens et autres Ukrainiens. Mais cet héritage s’est dispersé : après la chute du Mur de Berlin, les entraîneurs russes ont fait profiter les joueurs occidentaux de leurs compétences, pendant que les meilleurs joueurs offraient leurs services à des clubs allemands ou français.
Sans compter les livres, puis les logiciels et les sites de jeu en ligne : les nouvelles technologies permettent un accès inédit à des informations autrefois réservées à quelques happy few. Il est aujourd’hui possible de s’offrir les conseils des meilleurs formateurs via internet.
Le jeu d’échecs raconte donc de plus en plus les inégalités économiques : le rééquilibrage post-soviétique se fait surtout au profit des pays du Nord. Le professionnalisme étant réservé à une petite élite, il faut de l’argent, des loisirs et un bon encadrement pour atteindre le haut niveau. Autant de choses possibles en France, aux États-Unis, aux Pays-Bas, ou encore en Norvège, patrie du meilleur joueur du monde, Magnus Carlsen.
Et à défaut de former les meilleurs, il reste la possibilité de les acheter. À Batoumi, les États-Unis alignaient Fabio Caruana, qui a profité en 2015 de sa double nationalité pour renoncer à la sélection italienne, ainsi que Wesley So, grand espoir philippin naturalisé en 2016. Sergei Kariakine, meilleur joueur ukrainien, défend désormais les couleurs russes. Arkadij Naiditsch, né en Lettonie et champion d’Allemagne en 2007, joue sous drapeau azerbaïdjanais.
Puissances émergentes
En dehors du Japon, où l’on s’adonne au go et au shogi – les échecs japonais –, l’Olympiade d’échecs témoigne de la domination des grands centres de la mondialisation : l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale.
Elle illustre aussi et surtout l’émergence de nouvelles puissances. La Révolution culturelle, entre 1966 et 1976, avait banni de Chine les échecs, trop « intellectuels » et, plus grave, trop « occidentaux ». Aujourd’hui, le jeu s’inscrit parfaitement dans la volonté chinoise d’intégrer le concert des puissances mondiales. Plutôt que de mettre en avant le go ou le xiangqi – les échecs chinois –, il s’agit de défier l’Occident sur son terrain, quitte à s’inventer une plus ou moins fantasmée « école chinoise » d’échecs pour se réapproprier, au moins symboliquement, cet objet importé.
Autre mastodonte en devenir de l’économie mondiale, l’Inde suit la même évolution depuis les années 2000, avec des apparitions régulières dans les dix premières places du classement.
Marges
Restent les marges du système-monde. L’équipe du Zimbabwe, 110ème sur la liste de départ, réalise un authentique exploit en accrochant la 59ème place à l’arrivée. Et pour trouver un autre pays d’Afrique subsaharienne, il faut explorer les profondeurs du classement : le Nigéria termine 76ème et Madagascar 83ème. Gageons que le jeu d’échecs est un luxe bien abstrait quand on est pris dans le cercle-vicieux du sous-développement.

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