Extrême-droite : le laboratoire suisse

La normalisation de l’extrême-droite, dans la vraie vie, c’est comment? La Suisse de ces 25 dernières années offre un cas d’école. Et invite à s’interroger sur les causes profondes des succès électoraux des partis réactionnaires. (Manouk Borzakian)

Imaginez un pays où, aux élections législatives, la social-démocratie et ses alliés écologistes, réunis, n’atteindraient pas un tiers des scrutins et où la droite xénophobe approcherait 30%. Un pays où la gauche radicale n’aurait quasiment aucune visibilité et où un parti démocrate-chrétien, résolument ancré à droite, changerait de nom pour s’appeler Le Centre sans que personne ou presque ne s’en émeuve. Les cadres du Rassemblement national – et sans doute aussi de Renaissance – en rêvent, mais ce pays existe déjà: c’est la Suisse.

En 2023, l’Union démocratique du centre (UDC) a réuni 28% des voix aux élections au Conseil national, renouant presque avec un score historique de 29% atteint en 2015. Dans une chambre basse de l’Assemblée fédérale élue au système proportionnel[1], l’UDC s’impose comme le principal parti depuis 2003, profitant du déclin simultané de la droite libérale (PLR) et du Parti socialiste. Elle peine encore à percer à la chambre haute, le Conseil des États: les élections se jouent au système majoritaire et les vieux partis comme Le Centre (droite catholique, donc) ont gardé la main grâce à leur implantation dans quelques bastions.

La résistible ascension de la droite xénophobe suisse

Historiquement, l’UDC est une organisation de centre-droit, paysanne et protestante, surtout présente dans les cantons de Berne et Zurich. Durant les années 1980 et 1990, elle se mue en mouvement ultra-libéral, anti-immigration, anti-Europe et anti-écologie, défendant pêle-mêle l’identité et la souveraineté de la Suisse, l’agriculture intensive, la bagnole, les baisses d’impôts et le modèle familial traditionnel – faut-il parler d’extrême-droite, on laisse le débat aux experts, adeptes du coupage de cheveux en quatre.

Avant l’émergence de l’UDC comme première force politique du pays, les mouvements anti-immigration ne manquaient pas. Des années 1960 à 1980, de petits partis comme l’Action nationale contre l’emprise étrangère du peuple et de la patrie (vous avez bien lu) ont connu une gloire éphémère dans les urnes. Le leader de l’Action nationale, James Schwarzenbach, lance à la fin des années 1960 une initiative dénonçant l’immigration italienne et réclamant rien moins que l’expulsion de 300 000 personnes du territoire suisse. Le texte échoue avec 46% de «oui», mais le gouvernement ne laisse pas passer l’occasion de durcir sa politique migratoire.

Capitalisant sur cette diabolisation des travailleurs étrangers et sur la peur de la surpopulation, l’UDC se radicalise dans les années 1980 et 1990, sous l’impulsion de sa section zurichoise. Puis, en 1992, le référendum sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen marque un tournant. Au terme d’une campagne musclée, couronnée par 50,3% de «non», l’UDC et son leader Christoph Blocher s’installent pour longtemps sur le devant de la scène politique suisse. Et l’Union européenne, bouc-émissaire des droites réactionnaires européennes, complète désormais la liste des cibles favorites de l’UDC.

Le mirage de la démocratie semi-directe

Les politologues proposent plusieurs explications à ce succès: des éléments structurels, comme les importants flux migratoires en direction de l’un des pays les plus prospères d’Europe, d’autres spécifiquement liés au système politique suisse, comme la capacité de l’UDC à mobiliser les outils de démocratie directe pour saturer l’espace politique et médiatique.

Depuis plus de vingt ans, le parti use et abuse de l’initiative populaire, qui permet à un comité citoyen de proposer une modification de la Constitution. L’UDC a ainsi, entre autres, tenté sans succès de restreindre le droit d’asile en 2002, instauré le principe du renvoi des étrangers criminels en 2008 ou encore fait interdire la construction de minarets en 2009.

Vainqueur ou défait, peu importe, le parti déploie d’énormes moyens financiers pour dicter l’agenda politique, focaliser les débats sur l’immigration, l’islam et la supposée décadence morale de la Suisse. Il entretient son image de mouvement anti-système, profitant au passage des limites de la démocratie semi-directe: même lorsque le peuple valide une modification de la Constitution, le Parlement garde la main sur les modalités de mise en œuvre et/ou produit une loi d’application vidant le texte initial de sa substance. Le tout en participant aux institutions à tous les échelons géographiques et en nouant des alliances électorales avec le reste de la droite, dont il partage l’essentiel du programme économique.

L’enseignement au service du marché?

La victoire de l’UDC est d’abord idéologique et arrange une large part de la droite et des milieux économiques. Comme dans le Kansas du journaliste Thomas Frank, les débats sur l’instauration d’un revenu minimum, la baisse du temps de travail, la taxation des hauts revenus ou le renforcement des services publics ne rencontrent quasiment aucun écho, surtout en Suisse alémanique. Sur ces questions, la social-démocratie se voit réduite à se gargariser de la moindre victoire, aussi dérisoire soit-elle, à l’image d’une récente votation sur les retraites dont on a un peu trop vite considéré qu’elle marquait un tournant. Pour le reste, la vie politique offre le spectacle d’un clivage entre «progressistes» et «conservateurs», favorables ou non au «mariage pour tous», à l’avortement ou à la dépénalisation du cannabis.

Comment expliquer une telle configuration idéologique, elle-même le produit d’une pénétration de la religion du marché jusque très loin à gauche? Les enquêtes sur les déterminants du vote montrent, depuis les années 1990, une progression de l’UDC chez les plus jeunes et au sein des franges les moins favorisées des classes moyennes. Mais surtout, l’UDC a recruté de nouveaux électeurs chez les personnes les moins diplômées, c’est-à-dire sans formation post-obligatoire ou ayant suivi une formation secondaire professionnelle.

Même si le niveau de formation ne peut s’interpréter sans le combiner à d’autres variables, cette percée chez des personnes ayant quitté l’école à 18 ans ou avant soulève la question du rôle du système éducatif dans le succès de la droite radicale – et vice-versa: les droites au pouvoir façonnent un modèle éducatif à leur image et susceptible de les maintenir aux affaires.

En Suisse, un peu plus d’un cinquième d’une génération obtient aujourd’hui l’équivalent d’un bac général (la maturité gymnasiale), soit deux fois moins qu’en France. Les autres élèves s’orientent vers des formations professionnelles: environ un cinquième passe une maturité professionnelle, comparable au bac professionnel français; 10% d’élèves n’obtiennent aucun diplôme secondaire; reste le gros des troupes, presque la moitié d’une génération, qui suit une formation de deux à quatre ans en école professionnelle, soit l’équivalent approximatif d’un BEP ou d’un CAP. Durant cette formation, le plus souvent en alternance, l’enseignement non professionnel tient sur moins d’une demi-journée hebdomadaire. C’est encore trop pour le patronat et la droite, qui n’ont de cesse depuis un demi-siècle de vouloir supprimer ce reliquat d’école.

En somme, l’objectif assumé est de former des personnes aptes à s’intégrer sur le marché du travail, consommer et payer leurs impôts, en aucun cas de futurs citoyens doués d’esprit critique. À peu de chose près le projet du Rassemblement national: soumission de l’éducation aux «besoins de l’économie», recentrement sur des matières «fondamentales», sélection précoce et groupes de niveau, orientation vers l’apprentissage dès le collège. Un projet repris, dans ses grandes lignes, par le gouvernement de Gabriel Attal.


[1] C’est un peu plus compliqué dans les détails: chaque canton élit un nombre de député·es proportionnel à son poids démographique. Dans la grande majorité des cantons, cette élection se fait au système proportionnel de listes.


À lire

Oscar Mazzoleni, Nationalisme et populisme en Suisse, PPUR, 2008.


Sur le blog

«La Suisse coupée en deux?» (Manouk Borzakian)

«En Suisse, la haine s’affiche» (Manouk Borzakian)


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