
La réouverture récente du palais antique de Philippe II de Macédoine, père d’Alexandre le Grand, offre l’occasion de prendre la mesure de ce que nous devons aux Gréco-Romains. La somme dirigée par Catherine Grandjean sur le monde hellénistique donne une idée de l’ampleur de cet âge d’or (336 avant notre ère -138 après). (Gilles Fumey)
Imaginons un palais trois fois la taille du Parthénon d’Athènes, soit 15 000 m2, construit il y a plus de 2 300 ans par l’architecte Pythéos sur un éperon rocheux pour le roi Philippe II à Aigai (ou Aiges), dans le nord de l’actuelle Grèce à une heure de Thessalonique. Le site, classé à l’Unesco en 1996, a réouvert en janvier 2024 après seize ans de travaux qui ont permis de restaurer le grand péristyle (pouvant accueillir 8 000 personnes), le propylon, les arcades de la façade du palais, de remettre en état 1 400 m2 de mosaïques de créatures ailées, de fleurs et déesses.

Ici, le roi de Macédoine fut assassiné en 336 AC lors du mariage de sa fille Cléopâtre. Ici aussi, son fils Alexandre le Grand a été proclamé roi à l’âge de vingt ans. Partiellement détruit par les Romains, le site devint une carrière avant d’être redécouvert par un archéologue français, Léon Heuzey. Aujourd’hui, on a mis en valeur la nécropole royale et ses 500 tumulus, parmi lesquels le tombeau d’Eurydice. Pour l’Unesco, c’est un ensemble exceptionnel à la charnière entre la ville-État classique et la structure impériale des périodes hellénistiques et romaine.
Géographie maximale
Pendant la période hellénistique, le monde grec est à son maximum géographique: Égypte, Syrie, Mésopotamie, plateau iranien, de l’Asie centrale jusqu’aux portes de l’Inde sous Alexandre le Grand qui se faisait appeler « roi de Macédoine et d’Asie ». Avec l’éclatement de l’empire, la «royauté militaire» devient territoriale mais les royaumes hellénistiques, fragmentés, ne cessent d’être contestés en Égypte, en Syrie (six guerres de 274 à 168 AC entre Lagides et Séleucides racontées par Polybe, historien universel).

Les cités hellénistiques réinventent une manière «civique» de vivre; agoras, gymnases, bouleutèrion (tel celui de Milet où les empereurs rendent des cultes), etc. agencés en une forme de «théâtralité» dont nous avons hérité. Ainsi, Sparte, Athènes, Rhodes et Lindos, Pergame et son gigantesque autel, etc. On peut reprendre Hérodote et son idée de «communauté de sang, de langue, de cultes et d’usages» pour définir ce qu’est l’hellénisme. Les pratiques religieuses dans les sanctuaires oraculaires, thérapeutiques (celui d’Asclépios, un des pères de la médecine), les mystères et les cultes syncrétiques, tout semble définir une aire culturelle à laquelle semblent «résister» (le mot est discutable car les Grecs n’imposent rien) les Juifs.
Catherine Grandjean et son équipe éditoriale (Gerbert-Sylvestre Bouyssou, Christophe Chandezon, Pierre-Olivier Hochard) retracent l’épopée de la Vénus de Milo «chef d’œuvre inventé» et installé au Louvre sous Louis XVIII, une œuvre inspirant des Cézanne, Leconte de Lisle, Rodin et d’autres, celle de la Victoire de Samothrace découverte et reconstituée en 1863. Ils s’interrogent sur Homère et sa notoriété, passent en revue les écoles de philosophie avant que Rome entre en scène (223-188 AC), réorganise le monde grec jusqu’en 166 avant d’analyser les premières conquêtes militaires.
Des territoires provincialisés
Car le «monde grec» va être intégré à Rome progressivement entre 146 et 31, par une provincialisation des territoires suite aux guerres mithridatiques concomitantes de la dislocation du royaume séleucide. «Nouvel Alexandre», Pompée réorganise l’Orient pendant que le monde égéo-anatolien subit des guerres civiles.
Les historiens explorent l’économie urbaine du monde grec, le commerce via la monétarisation des relations intercités, les emporiums comme Alexandrie et Délos, le rôle des campagnes loin d’être immobiles, dont les fermes et les villae fournissent, à l’aide d’une petite paysannerie et des armées d’ouvriers agricoles et d’esclaves (des «esclaves marchandises»), une nourriture plutôt abondante malgré des crises aiguës sur les «marchés» (notion encore discutée), voire des crises environnementales (delta du Nil, par exemple). Considérons alors que la terre est pensée ici comme un capital.
Le processus de provincialisation s’achèvera vers 138 de notre ère avec une politique fiscale originale, un rapport plutôt élastique aux provinces, notamment avec celle du royaume nabatéen, Pétra et ses 25 000 habitants, ou encore la Judée telle que la présente l’historien Flavius Josèphe. Mais la pax romana est fragile, l’expansion reprenant sur les limites orientales. L’apogée de la vie urbaine de l’époque impériale est en ligne directe de notre héritage juridique, civique, social avec l’ordre nobiliaire alors même que les cités grecques connaissent des destins variables, ainsi Athènes en partie détruite par Sylla avant d’être rénovée d’Auguste à Trajan (agora romaine, bibliothèque d’Hadrien) ou Pergame et son Asclépéion, voire Jérusalem romanisée, Alexandrie et son musée qui attire les élites, Massalia, cité grecque d’Occident, «ville antique sans antiquités» (J. Méry).
Un inventaire du monde
Catherine Grandjean étudie la transmission et les mutations de l’hellénisme, d’Auguste aux Antonins, jusqu’en Afghanistan, dans le monde bouddhique où Malraux aimait voir des sources de l’art médiéval, notamment l’énigmatique Ange au sourire de Reims. La géographie de l’empire gréco-romain «célèbre l’organisation impériale, procède à un inventaire du monde» (C. Nicolet). Lieux et peuples de l’Empire sont classés, les élites grecques appréciant la domination romaine. Même les jeux olympiques furent adoptés à Rome. On a là un processus de globalisation à l’origine d’une culture où l’hellénisme jouit, jusqu’à nos jours, d’un prestige considérable. Car l’hellénisme est «une éducation et un idéal culturel».
La géographie alexandrine témoigne d’un élargissement du monde. Comment? Grâce à un Massaliote, Pythéas, qui franchit Gibraltar, contourne la Bretagne, atteint peut-être la Norvège (IVe siècle) tandis qu’Alexandre atteint l’Océan indien, qu’Eratosthène devient le père de la géographie scientifique, Ptolémée le géographe de l’Empire. L’équipe de Catherine Grandjean offre, grâce à des «ateliers», des réflexions sur les animaux, les paysages, les monnaies et même une pensée géopolitique sur ce qu’aurait pu être un «empire» à cette époque. Il nous reste à revoir Pergame et nous plonger dans cet héritage qui n’en finit pas.
Catherine Grandjean (dir.), La Grèce helénistique et romaine, Belin, 2024.
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