Filmer les « antimondes »

Above and BelowDans Above and Below, le documentariste suisse Nicolas Steiner filme les marges de la société nord-américaine. Dans les entrailles de la ville, au milieu du désert et sur une planète Mars plus vraie que nature, trois «antimondes» révèlent une Amérique invisible. (Texte initialement publié en 2016 dans La Géographie n°1563.)

Las Vegas, à la nuit tombée. Une bouche d’égout s’ouvre au milieu du trottoir, une silhouette humaine en sort, replace la plaque, puis s’intègre naturellement au flot de passants. Ce spectre dont l’apparition transgresse les repères géographiques les plus stables, c’est Lalo «the godfather». Loin du bruit et de la fureur des machines à sous, et en même temps si proche, il est l’un des représentants d’un monde, un «antimonde» dirait le géographe Roger Brunet, une «partie du monde mal connue et qui tient à le rester».

Above and Below

Entre deux mondes (Above and Below, dir. Nicolas Steiner)

Dans les canaux d’écoulement des eaux de la plus grande ville du Nevada, Lalo a trouvé refuge avec les inséparables Cindy et Rick et quelques autres exclus du rêve américain, auprès desquels il joue le rôle d’une sorte d’autorité locale, de recours moral et juridique dans un monde hors du monde.

Au-delà…

Impossible pour un cinéaste voulant tâter le pouls des États-Unis d’échapper à deux au-delà omniprésents dans les représentations de lui-même que produit le pays. L’attrait pour la wilderness, le mythe du cow-boy faisant corps avec la « nature » encore « vierge », devient dans ce film sens dessus-dessous David, ermite postmoderne réfugié dans un bunker de l’armée et jouant de la batterie au milieu du désert.

Above and Below

Sur une autre planète? (Above and Below, dir. NIcolas Steiner)

Quant à la conquête spatiale, la nouvelle «frontier», nourrie par l’espoir-crainte de rencontrer des formes de vie extra-terrestre, c’est April. Vétéran de l’Irak, elle participe aujourd’hui à la simulation d’une mission sur Mars dans le désert de l’Utah.

…et en-deçà

Mais c’est bien à Las Vegas que Steiner secoue nos certitudes socio-géographiques. Un monde fait mine de ne pas voir ce qui se joue à ses marges, sous lui. Et un autre monde trouve son compte, au moins à certains égards, dans l’ignorance du premier. Dans les tunnels, la (sur)vie tient à quelques fils, celui de la drogue aidant à endurer le quotidien ou celui des petites rapines ajoutant un beurre très occasionnel dans les épinards.

En dépit de tout, chacun préserve un semblant de normalité, en créant un chez soi aussi stable que possible. Cindy et Rick récupèrent ici et là du mobilier, conservent précieusement des objets-souvenirs, décorent les murs, fabriquent les limites matérielles et symboliques d’un espace privé, un «ici» de fortune. Avec au-dessus de leur tête l’épée de Damoclès des pluies torrentielles: régulièrement, les flots emportent tout ou presque et il faut alors recommencer.

Révéler le réel, révéler les marges

Avec son improbable triple rencontre, Steiner s’approprie la formule de Saint-Exupéry: la distance n’est pas l’éloignement. À la fois géographe et anthropologue, il révèle un ailleurs proche, point aveugle de la première puissance mondiale. Il participe à l’élaboration d’une indispensable géographie de l’invisible.

La force de son film tient à la manière dont il fait tenir dans le cadre les extrêmes de la société nord-américaine, avec le sol comme interface improbable. Parmi les «dernières terres inconnues» qu’évoque Roger Brunet dans sa définition des antimondes, et que les géographes se doivent de (faire) découvrir, l’inconnu est aussi sous nos pieds, donc sous nos yeux.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s