Le caviar ou les oeufs de l’angoisse – Entretien avec Marc Lohez

«Exigez le caviar Français !» La pub va-t-elle marcher ? Car les producteurs sont au bord du gouffre du fait de la restauration à l’arrêt. Troisième producteur mondial après la Chine et l’Italie, la filière française a moins de trente ans. Passera-t-elle le cap? (Par Marc Lohez)

Le caviar est un produit mondialisé, plusieurs fois. La consommation de caviar a été internationalisée une première fois à la fin du XIXe siècle et surtout après la révolution bolchévique en Russie. La production de caviar (1) a également été diffusée aux mêmes époques, de la Caspienne à l’estuaire de la Gironde et à la côte atlantique de l’Amérique du Nord, avec des espèces différentes de celles qui faisaient les caviars réputés (béluga, osciètre, sévruga). Le caviar de Gironde a tenu quelques décennies avant que la surpêche et les transformations du milieu ne mettent en péril l’existence même de l’esturgeon européen.

C’est une autre mondialisation qui commence alors : celle des programmes de sauvegarde par l’élevage, mettant en relation un réseau international de chercheurs. La France a été au cœur de toutes ces mondialisations. Elle a conservé des habitudes de consommation et un stock d’esturgeons sibériens dont les pisciculteurs ont pu maîtriser l’élevage dans les années 1990. Initialement exploité pour sa chair, ce petit esturgeon est devenu un grand fournisseur de caviar lorsqu’il a fallu cesser la pêche en Caspienne et ailleurs, faute d’esturgeons sauvages. Pionnier et acteur majeur de cette production de caviar d’élevage, la France se voit aujourd’hui dépassée par l’Italie et surtout par la Chine, premier producteur mondial, présent jusque dans les rayons des grandes et moyennes surfaces et, pire, sur les tables de certains chefs français.

Caviar du Sud-Ouest

Laurent Deverlanges, créateur de la pisciculture Huso et du caviar de Neuvic.

Caviar du Sud-Ouest en cours de patrimonialisation

Ce caviar qui affirme son origine made in France est avant tout un caviar made in Sud-Ouest. Si l’on met de côté l’exception importante du caviar produit dans des étangs en Sologne et celle plus balbutiante d’un élevage installé depuis peu dans l’Hérault, l’ensemble des piscicultures se trouve en Nouvelle-Aquitaine, ainsi que dans le Gers. Le caviar est dans le pré, et surtout, il s’est implanté dans des territoires marqués par une identité gastronomique et touristique forte : des « destinations » qui mettent en avant un festival de labels et d’appellation d’origine.

Or ces territoires sont également accueillants aux productions d’origines extérieures, avec une capacité d’intégration forte que l’on peut nommer « exotisme de terroir ». Une tendance qui se développe : un whisky « Lascaw » aromatisé à la truffe a été lancé dans le Périgord ; la « cassouette » est un cassoulet aux cacahouètes produites dans les Landes. Et le caviar dans tout cela ? Il s’est incontestablement intégré, il est patrimonialisé par sa figuration dans l’inventaire des produits de Nouvelle-Aquitaine. Des recettes de chefs régionaux l’y associent avec le bœuf de Bazas qui bénéficie d’une indication géographique protégée ou avec les huîtres du bassin d’Arcachon. On le trouve aux côtés des foies gras et des truffes sur les marchés de producteurs locaux et jusque dans les vitrines de Sarlat.

Exotisme de terroir

Mais si les producteurs jouent le jeu de ces associations, mettent en avant les qualités environnementales des sites et les techniques artisanales de production, ils se démarquent d’une notion de terroir qui se révèle être problématique. Certes, une procédure pour obtenir une indication géographique protégée (IGP) « caviar d’Aquitaine » est en cours, portée par un collectif de quatre éleveurs, dont le plus puissant producteur français. Mais l’échelle très large utilisée défie toute notion de terroir autre que culturelle. On a ici le double héritage de la pêche, puis de l’aventure économique de l’élevage concentré dans quelques départements autour de l’estuaire de la Garonne. En 2018, un quart de siècle après les débuts de la production de caviar d’élevage, le même collectif de producteurs proposait des « crus », identifiant les lieux de production (Adour, Estuaire, Bassin d’Arcachon), mais il s’agissait d’une démarche limitée à la période des fêtes dans les rayons des grandes surfaces.

Les esturgeons du sud-ouest baignent donc dans le bain des labels et de l’alliance entre la gastronomie et le tourisme. Leur intégration souvent poussée illustre l’extension du domaine de la lutte patrimoniale, dont l’exotisme de terroir constitue l’un des aspects récents. Mais leur identité reste très spécifique, et les producteurs sont méfiants vis-à vis d’une notion de terroir-marketing en voie d’épuisement par abus d’usage.


(1) La filière de production du caviar (28 millions d’euros de chiffres d’affaires pour 43,5 tonnes) est installée surtout en Gironde et en Dordogne où les esturgeons sont élevés en basins pendant 8 à 10 ans en moyenne. Auparavant, la pêche se faisait en mer avant d’être interdite en 1982. Abattues pour leurs oeufs, les femelles en portent environ 600 g chacune. Il faut sélectionner les grains, les affiner plusieurs semaines et les conditionner.

Caviar du Sud-Ouest

Marc Lohez dans un bassin de découverte à Neuvic pêche un Ascipencer baeri (espèce mâle) © Jean Salkazanov, régisseur du domaine de Neuvic

Interview de Marc Lohez, géographe

Géographies en mouvement – Parlons des enjeux de ce centenaire. Les consommateurs peuvent-ils connaître l’identité de ces élevages ? Peut-on parler d’un système de production local ?

Marc Lohez – Le centenaire est celui du « caviar de Gironde », issu de la pèche de l’Acipenser sturio, notre esturgeon européen, actuellement toujours en danger d’extinction. Les élevages actuels se rattachent à ce caviar centenaire, parce que l’espèce aujourd’hui principalement utilisée, Ascipencer baeri a servi de modèle de reproduction pour sauver le sturio avant d’être confié à des pisciculteurs. La production de caviar d’élevage a elle commencé il y a un peu moins de trente ans, du fait des difficultés à commercialiser la chair de ce poisson.

Ce centenaire tombe une année particulière. Certains élevages ont été touchés par des intempéries, tous ont été frappés par les conséquences de la crise sanitaire. Si la vente en ligne a bien supporté l’épreuve, le débouché très important de la restauration  a été fermé par deux fois. Les fêtes sont donc essentielles. Elles constituent par ailleurs la première occasion d’achat pour de nouveaux consommateurs, notamment en grande surface. On pourra certes y faire la différence entre les caviar étrangers et le Made in France, mais c’est là où il est le plus difficile de connaître l’identité de nos élevages. Les dénominations sont larges.

Le juge de paix est un code au dos de la boite indiquant l’espèce, la provenance et le lieu de transformation de l’esturgeon. Qui va avoir l’idée de demander à retourner la boite ? On note toutefois un effort avec l’apparition sur certains packagings d’une carte indiquant le lieu de transformation. Les sites en ligne des producteurs et les épiceries fines constituent un meilleur contact avec les élevages, en terme d’information.

Dans le Sud-Ouest, les élevages sont particulièrement concentrés, quatre producteurs sont regroupés en association. Certains producteurs ont longtemps dépendu des autres pour la transformation de leurs esturgeons ou la fourniture de juvéniles, même si l’autonomie de chacun dans ces domaines a progressé. Fait significatif, les nouveaux venus depuis les années 2000 se sont installés dans la même aire de production, même si l’on compte une exception en Sologne et une autre dans l’Hérault. Aussi peut-on parler d’un système de production local.

GEM – Comment analysez vous l’intégration des producteurs (et de leur production) dans le contexte agritouristique du Sud-Ouest de la France ?

ML – C’est une intégration remarquable de rapidité et d’intensité. Elle est le produit d’efforts dans les deux sens : les producteurs ont joué le jeu en ouvrant leur site de production au public, en participant aux marchés locaux, en organisant des dégustations où leur caviar figurait parmi le « panier de bien local ». De leur coté, les productions locales plus anciennes ont noué des liens avec les nouveaux venus, notamment dans le Périgord ou le rapprochement entre foie gras et caviar est réel. Enfin, les collectivités locales ont inscrit « leur » caviar dans le patrimoine gastronomique local, que ce soit à l’échelle de la nouvelle Aquitaine où à celui d’un département comme la Dordogne : lorsque celui-ci a voulu créer un cluster agro-alimentaire, il a placé le caviar parmi les productions exclusives ou typiques du département. On peut y ajouter le travail des chefs pour associer le caviar aux autres production locales ou régionales.

GEM – Finalement, nous aurions affaire à ce que vous appelez un « exotisme de terroir » même si le caviar français est un produit de luxe à forte identité globale ?

ML – Mes travaux n’ont pu appliquer la notion d’« exotisme de terroir » au caviar du sud-ouest. De quoi s’agit-il ? Cette expression paradoxale désigne un processus d’intégration d’espèces originaires d’espaces lointains par leur production dans un territoire agricole et gastronomique local. Le terme « terroir » est ici utilisé par commodité, par raccourci. Le processus implique un rapprochement de l’espèce « exotique » de cultures et d’élevages locaux.

Cela ressemble certes à ce que je viens d’évoquer pour l’intégration du caviar en Dordogne ou plus généralement dans le sud-ouest. Mais il s’agit d’un exotisme de terroir sans exotisme et sans terroir. Sans exotisme, car le caviar actuel est dans la lignée d’un produit local ancien, le caviar de Gironde. Sans terroir, car cette notion rend mal à l’aise les producteurs qui vendent un produit d’excellence destiné à un marché mondial. Il n’est pas encore dit que leur appel unanime à consommer du caviar français pour soutenir la filière puisse changer cette réticence.

Le caviar du Sud-Ouest

Le caviar : sa filière en Dordogne ( le « père Igor » ) © Marc Lohez

Caviar du Sud-Ouest


Une carte interactive du caviar ici


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3 réflexions au sujet de « Le caviar ou les oeufs de l’angoisse – Entretien avec Marc Lohez »

    • Merci Madame. L’angoisse, simplement parce qu’il y a concurrence et mévente et que cette filière est menacée de disparition tout simplement ! Sauf si vous vous mobilisez nombreux manger ce fameux mets.

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