Sylvaine Bulle: « Les ZAD sont l’apprentissage des communs »

Sylvaine Bulle, IrréductiblesLa récente capitulation de Center Parcs qui projetait à Roybon (Isère) un centre de loisirs en pleine contradiction avec le tournant écologique à prendre, donne l’occasion de revoir ces territoires de contestation, associant stratégie défensive et déploiement de formes de vie totales. Entretien avec Sylvaine Bulle, sociologue (ENSA – Université de Paris – et CNRS) et auteurs d’Irréductibles (UGA éditions).

Géographies en mouvement – De quand datent les premières ZAD en France ? D’où vient ce régime d’action politique ?

Sylvaine Bulle – Les Zones à défendre dont le terme désigne un détournement de l’acronyme institutionnel Zone d’Aménagement Différé (une procédure publique d’aménagement relative au droit de préemption) sont apparues assez récemment en France, en particulier à la suite du mouvement climat. Mais elles s’inspirent des TAZ (Temporary Autonomous Zones) conceptualisées par l’écrivain Hakim Bey. Les ZAD peuvent être renvoyées également aux zones libérées, cherchant à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales, comme en témoignent les luttes éducatives minoritaires appelées « ZAD à l’école ».

ZAD Bures

Il y a quatre ans, les opposants à Cigeo (Bures) étaient expulsés manu militari de la zone à défendre. (7 juillet 2016). Source : revolutionpermanente.fr

Les ZAD les plus pérennes et les plus robustes sur le territoire français sont celle de Notre-Dame-des-Landes contre la construction d’un aéroport (Loire-Atlantique) qui a abouti à l’annulation du projet, celle contre le Center Parcs de Roybon (Isère) qui a permis aussi l’arrêt du projet infrastructurel de loisirs, celle de Bure contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires. Il faut encore citer la ZAD de Sivens contre un projet de barrage dans le Tarn, suspendu suite à la mort du militant Rémi Fraisse en 2013, celle contre la ligne à Grande vitesse Lyon-Turin, qui ont permis de renouer avec les luttes rurales, comme celle contre le camp militaire du Larzac dans les années 1970. Aujourd’hui d’autres sont en gestation dans certains territoires menacés par un écocide, une urbanisation ou la marchandisation verte. Cela semble être le cas de la ZAD en gestation au Chemin des Vaîtes à Besançon.

Concrètement une zone à défendre vise, à travers l’occupation et l’action directe, à bloquer tout ce qui appartient au « productivisme ». Mais ce régime d’action (par l’occupation et la prise de territoires) ne se limite pas à la pulsion anticapitaliste et à la décroissance comme dans certaines pensées écologiques. Une zone à défendre est l’aboutissement conflictuel et complexe, d’un projet qui a pour finalité l’autonomie politique, déclinée selon différentes sensibilités. L’autonomie politique est née elle-même du refus du modernisme dont elle a été une émanation. Elle a pour principe de se déprendre de tout modèle autoritaire, étatique et renvoyant au-delà à l’ordre social, et affirme, en tout cas, dans la configuration néo-libérale actuelle, des formes d’organisation pouvant « destituer » les formes de gouvernement étatique et économique.

GEM – Comment expliquer ce projet d’autonomie politique aujourd’hui dans nos démocraties?

SB – L’époque est propice à différentes sortes de contestation du capitalocène selon l’expression du Suédois Andreas Malm, mais également de l’autoritarisme étatique en France comme sur le reste de la planète. Mais les cadres existants, comme ceux de la démocratie participative ou délibérative ne sont pas forcément adaptés à des dénonciations, articulant davantage les différents domaines où s’exercent différentes formes de domination (de l’extractionnisme, à l’écocide à l’autoritarisme étatique ou au néolibéralisme).

Alors que des actions éparses avaient lieu jusque dans les années 2010 (altermondialisme, mouvements pour la justice environnementale, soutien des « sans papiers »…), les occupations comme celle de NDDL, mais aussi les actions directes décuplées lors de la mobilisation contre la loi « travail » (2016) ont mis un coup de projecteur sur un type d’opposition plus directe, que l’on a souvent minorée ou confondue avec les mouvements « sociaux ».

Les occupations comme celle de NDDL et d’autres mouvements liés à l’autonomie (et sa cohorte de sensibilités) sont plus visibles que d’autres, car ils remettent en cause radicalement les organisations politiques traditionnelles comme le syndicalisme ou la démocratie représentative. En outre, ils se définissent par la primauté accordée à l’action et l’auto-organisation, sans se fondre dans des alliances ou des négociations. L’autonomie, surtout lorsqu’elle se traduit par la création de bases de vie, de « prises » territoriales, interpelle davantage par son effet spectaculaire et parce qu’elle démontre qu’une auto-organisation est possible. Elle démontre, en outre, dans le cas de NDDL ou Roybon, que les formes étatiques de gouvernement et les institutions d’État ne sont pas invincibles, lorsqu’il s’agit de s’opposer, par les moyens de l’occupation, à des modes d’intervention autoritaires, écocidaires et inégalitaires.

L’autonomie comme mode d’action est sans doute le « modèle » actuel qui soutient le plus fortement que des sociétés ou des communautés peuvent redéfinir leurs normes d’existence, et se reconcevoir elles-mêmes (voire se ré-instituer). Ce qui explique l’intérêt actuel à leur égard, dans la mesure où la crise des régimes démocratiques se conjugue à la crise climatique, aux menaces qui pèsent sur l’usage du monde

Mais une ZAD n’est pas un amortisseur des crises, mais une bifurcation, voire un exode du système actuel, y compris à une échelle microscalaire. Au-delà, elle suppose de se mettre à distance de l’État et de ses institutions. En ce sens, le projet autonome (présent dans ces zones autogouvernées) peut être considéré comme un contre-pouvoir, qui consiste à auto-organiser des bases de vie, et consolider des foyers d’expérimentation ou des « fronts » qui peuvent s’articuler entre eux.

Plus conceptuellement l’autonomie, en tout cas « la nouvelle » autonomie du XXIème siècle, affirme trois piliers : 1) la non-domination renvoyant à l’affirmation de la liberté et de l’égalité, notamment au regard des institutions de pouvoir et de toute forme de « gouvernement » des vies ; 2) l’émancipation individuelle et collective comme projet incarné par l’association et les activités sociales interindividuelles et communes ; 3) et, enfin, l’autogouvernement pouvant renvoyer à l’auto-institution de la société devant aboutir à instituer des règles sociales définies par tous et incarnant l’idéal d’émancipation. L’autogestion rend possible une autosuffisance économique mais aussi démocratique et ce principe correspond là encore à un espace nécessaire en tant de crise.

Ces repères peuvent être à l’œuvre dans des expérimentations foncières, agricoles mais quelquefois urbaines (comme Les Lentillères à Dijon), dans des territoires qui avaient été laissés de côté par la critique sociale et les « mouvements sociaux ». L’autonomie les met en lumière, mais sans autre certitude et volonté que d’affirmer la place de l’action dans le présent.

Ce qui distingue une zone d’autonomie politique d’autres formes politiques réside bien dans le rôle joué par les prises de territoires et les « fronts » qui consistent à libérer réellement et non symboliquement ou de façon rhétorique, des milieux de toute emprise marchande ou technique.

D’où la profondeur des expériences qui permet de toucher au statut suprême de la propriété, ou même de faire reculer un État. Enfin, le changement d’optique et la nouveauté, par rapport aux formes « anciennes » de critique, tient au fait que des micro-zones ne visent pas le macroscopique ou une organisation générale de la société, contrairement à certaines expériences révolutionnaires et contrairement à l’autonomie historique, comme celle définie par Cornélius Castoriadis.

ZAD de Roybon

Assemblée à Roybon (Isère) où Center Parcs a renoncé à son projet (début juillet 2020)

GEM – Vous écrivez que les ZAD sont à la fois une stratégie défensive et une élaboration de nouvelles formes de vie. Quelles formes prend cette installation des contestataires sur les sites à défendre ?

SB – Les ZAD déclinent différentes dynamiques de contre-pouvoir et de résistance, mais elles préfigurent, d’un autre côté, de nouveaux rapports sociaux porteurs d’un projet émancipateur. Ainsi la résistance aux grands projets est souvent la dimension inaugurale d’une ZAD. Elle fait exister une problématique d’autodéfense et de protection de ce qui est gagné (occuper des fermes expropriées ou non, un bocage ou un bois menacé par un grand projet), plus ou moins avec le concours de riverains.

Concrètement, cette autodéfense et le retrait dans des espaces physiques emblématiques ou menacés passent par la prise de possession des lieux, une logistique de résistance ou d’autodéfense, une organisation rapide des ressources pour l’alimentation, la construction, la protection des points sensibles.

Mais la résistance ne se comprend pas sans l’autre dimension qui est celle de l’apprentissage du commun, de rapports sociaux émancipateurs ou émancipés d’un mode de gouvernement externe ou d’un pouvoir externe. L’agriculture, le soin accordé à l’environnement, l’habiter, les sphères de l’échange permettent de produire ce type d’autogestion, l’agir étant primordial et donnant une légitimité aux habitants, occupants, sans qu’il ne soit nécessaire de convoquer une instance supérieure et politique. Toutes les formes politiques peuvent cohabiter, dès lors qu’elles affirment le refus d’une dépendance à l’extérieur, la défense du territoire de lutte et la participation minimale aux tâches collectives.

Une zone d’autonomie ne signifie donc pas qu’il n’existe pas d’institutions (une réunion est une institution), mais celles qui détruisent les principes, de non-domination et d’égalité posent problème (institutions de police, de la justice, école, banque) et doivent être redéfinies.

D’autre part, une zone à défendre ou rendue ingouvernable peut comporter des approches très diverses, notamment dans les usages des sols et les modes de vie. Mais ce qui relie les participants – c’était le cas à NDDL -, c’est l’affirmation de la prévalence de l’usage collectif des biens sur la propriété privée exclusive. L’importance accordée à la valeur d’usage, le refus de la propriété marchande et la limitation de la valeur d’échange, ouvrent sur des formes de vie et des liens coopératifs infinis et une inventivité en savoirs faires (chantiers collectifs, récoltes, recyclage, construction d’équipements). Tout cela va de pair avec la non- monétarisation et aussi la non-mécanisation, et avec ce qui relève du refus du productivisme. On peut citer le soin accordé au bétail (non entravé), le respect du rythme de la terre, la réciprocité de l’entraide, la fixation de « règles » pour la production et la gestion comme les prix libres, non marchands, et les boulangeries comme lieu de redistribution de nourriture.

Enfin, un principe unit les habitants/occupants d’une ZAD avec les riverains en lutte : il s’agit de la solidarité devant « les adversaires » : État, administrations, institutions policières, judiciaires. Bien sûr, il n’existe pas de relations univoques avec les riverains, mais des alliances de circonstance ou plus ou moins robustes, comme en témoigne l’évolution de la ZAD de NDDL, intégrant du début à la fin des agriculteurs historiques et des comités de riverains, dissous dès l’annonce de l’annulation du projet d’aéroport.

GEM – Comment se fait l’alliance entre ces modes d’occupation contestataire hors du système marchand et l’écologie politique ?

SB – L’écologie politique est le stade avancé d’une puissance critique, qui se déploie dans l’articulation des enjeux politiques, financiers, environnementaux, en prenant en compte la question sociale et la contiguïté entre monde social et monde naturel. Le concept de l’habitation est central dans ces articulations car à travers lui est posé le rapport d’existence sociale et d’attachement à un territoire, et au-delà à un mode d’habiter le monde.

Concrètement, à Bure et NDLL, c’est bien l’écocide possible en raison du projet d’aéroport qui a permis qu’une discussion globale autour de la question de la propriété et de la critique des normes agricoles ait lieu. Il n’y a pas de séparation entre milieu naturel et projet politique. La prise de lieux permet de souligner le refus d’une société industrielle et d’un milieu physique devenant productif. Mais l’écologie politique se décline de différentes manières, entre des occupants partisans de l’écologie profonde faisant de leur rapport symbiotique à la nature une priorité absolue, des agriculteurs critiques des normes industrielles mais s’inscrivant dans un système agricole qu’ils souhaitent infléchir, ou des autonomes libertaires voyant à travers l’installation locale une façon de formuler un projet d’émancipation totale.

En outre, il n’y a pas de séparation entre autonomie et écologie. Les expériences autonomes ont d’ailleurs souvent pour base des villages ou en tout cas des territoires non métropolitains. Et très conjoncturellement, les ramifications de réseaux, les tissus de solidarité, la non-dépendance au salariat et les modes de vie frugaux font qu’il n’y a pas de rupture ou de paralysie comme dans le cas des métropoles, qui sont dénoncées comme des lieux anti-écologiques.

Mais le trait d’union entre l’écologisme et les artisans de l’autonomie peut se briser rapidement. Car dans sa forme la plus pure, l’autonomie rejette tout gouvernement y compris par l’écologie, la décroissance et préfère le « débranchement » du système marchand. A l’opposé, il y a ceux qui défendent l’expérience du « terrestre » ou d’un « atterrissage » inscrit dans le capitalisme. Il y a un risque de voir apparaitre des alliances visant à obtenir un espace écologiquement gouvernable, voire un nouveau régime de gouvernementalité, sans « politique », c’est-à-dire sans redistribution des places.

GEM – Notre-Dame-des-Landes : quels enseignements tirez-vous de ce combat ?

SB – Cette zone autogouvernée montre qu’il est possible de construire des milieux vivants : autosuffisants dans leur grande partie, où les habitants ne souhaitent pas être placés sous un régime de gouvernementalité par l’État, et font valoir des formes d’organisation souples et tournées vers le commun.

Elle montre que les collectifs qui y résident, sensibles aux dominations de genre et de race, n’hésitent pas à lier écologie, reconquête des environnements et question sociale. Les collectifs sont aptes à prendre en compte la vulnérabilité de certains et certaines, comme en témoignent les bases de vie autour du soin, du genre, ou les groupes médicaux, ce qui est une vraie riposte aux modèles portés par les institutions d’État.

La seconde partie de l’histoire de NDDL peut donner lieu à débat : dans le maintien de certains au détriment d’autres, dans les choix réalistes et stratégiques qui ont été faits, comme celui de négocier avec les institutions. Mais cela permet de rendre tangibles des enjeux, comme le ralentissement de l’usage de la terre, l’attention au vivant. Si cette stabilisation s’est effectuée au détriment d’autres désirs plus indomptables, les résultats sont dans l’ensemble incommensurables.

GEM – Et Bure ?

SB – Dans le cas de Bure, l’emprise de l’État est plus forte en raison de la présence du site potentiel pour l’enfouissement des déchets nucléaires, de la sécurisation militaire et policière à laquelle il donne lieu. Si le militantisme écologique et anti-nucléaire est ancien dans le Grand-Est, la greffe avec les occupants prenant possession des lieux ou menant des actions contre CIGEO/ANDRA et les agriculteurs est fragile. Le clivage demeure important entre ceux qui veulent inscrire une lutte dans la légalité et ceux qui s’en affranchissent.

Alors que la mobilisation était importante jusqu’en 2016, la répression du mouvement, les perquisitions de lieux de vie, la sur-présence militaire, le contrôle incessants de toutes les populations et les nombreuses condamnations de militants ont essoufflé la lutte. Mais les interdictions de territoires et condamnations montrent que l’État prend très au sérieux la résistance et que celle-ci bouscule l’ordre et le projet industriel. Et les occupations éphémères, les actions collectives comme celles de la destruction du mur que l’Andra avait érigé demeurent marquantes. Malgré les annonces de démarrage de chantiers de stockage, il ne fait pas de doute que la lutte contre un grand projet imposé n’est pas mort. Au-delà de Bure et NDDL, ces résistances et ces embryons de « communes » sont destinées à prendre de l’importance.


Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Bure à Notre-Dame-des-Landes, UGA Editions, 2020.


À lire sur le blog:

– « Les dragons de Seattle » (Manouk Borzakian)

– « Le vieux monde contre les ZAD » (Manouk Borzakian)


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3 réflexions au sujet de « Sylvaine Bulle: « Les ZAD sont l’apprentissage des communs » »

  1. Impressionnant de naïveté. La zad de NDDL doit sa survit à des compromis avec la préfecture. Les animaux sont pucés et le lait produit et collectée (en partie ou totalement) par un camion citerne qui fait le tour des autres fermes. La diversité de population et de pratique (végétalisme/zone non motorisée/expérience de culture de légumineuse/questions de genre/cabanes et constructions de récup’ folle…) se sont évanouies après avec compromis. La zad de NDDL appartient à un groupe précis.
    Rien à voir avec les zad qui occupent territoires et chantiers illégalement . sans confort, en milieu « non pacifié », et souvent en conflit avec voisins/polices/chasseurs…et donc sans promesse de lendemain. Il faut donc soutenir et apporter notre soutien : physique, financier, matériel à ces magnifiques qui occupent des zones à défendre.
    L’ex ZAD de NNDL doit -elle- faire son deuil, assumer ça légalisation et son obéissance aux normes.

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