Nouvelle livraison du « Géotop ». Toujours sous les auspices de Serge Daney, place au top ciné-géographique de Gilles Fumey. Créateur des Cafés géographiques, spécialiste de l’alimentation et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, Gilles Fumey est aussi un cinéphile averti, qui écume notamment les salles du festival de Locarno chaque année. Avec aucun (!) film nord-américain, sa sélection, très tarkovskienne, fait la part belle à la foi et au sacré sur grand écran.
Comment le cinéma rend visible l’invisible. Tout invisible. Notamment celui des fois religieuses. Florilège de chefs-d’œuvre pour entrer dans ce labyrinthe de la création.
Le procès de Jeanne d’Arc, 1962, France, Robert Bresson
Voici un film qu’on a classé dans les films politiques. Alors qu’il m’apparaît surtout comme un film religieux. Se font face deux manières de voir l’Église : d’un côté, Jeanne, les saints et les martyrs, le spirituel. De l’autre, l’ordre, les juges, le temporel. Une lame coupe en deux le monde de Bresson : Cauchon, évêque allié au roi d’Angleterre. Jeanne, au roi de France. On croit que le tribunal va juger sur la qualité de Jeanne : sorcière ou sainte ? La lame a tranché. Elle est inculpée. Et il faudra qu’elle avoue. Le tambour qui roule au générique tient à prévenir qu’on est là au seuil d’une exécution capitale.
Le rythme oppressant des questions que Jeanne coupe de « Passez outre », la procédure accélérée, la surveillance invisible pendant les temps de repos de Jeanne dans sa geôle, Bresson le donne à sentir dans la tête de la prisonnière. Le harcèlement est une modalité de torture. Pourtant, Jeanne a reçu l’appel de Dieu, sa vocation est inébranlable. « Je n’appartiens et n’ai jamais été qu’à Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Voilà qui déchire notre époque athée.
Stalker, 1979, URSS, Andreï Tarkovski
Le goulag soviétique est figuré par des paysages sinistres, le faux noir et blanc, les rails, les entrepôts désaffectés, les terrains vagues de boue. En face de cet univers totalitaire, la Zone. En couleur, avec sa maison pleine de mystères où les humains verraient leurs désirs exaucés.
Mais pour entrer dans la Zone, il faut appeler le Stalker, passeur clandestin pouvant conduire les téméraires ou les désespérés dans cette « chambre des désirs ». Au terme d’un voyage initiatique oppressant, le Stalker y parvient avec deux compagnons, l’« Ecrivain » et le « Professeur » qui, pourtant, refusent d’entrer dans la « chambre des désirs ». Le premier craint pour ses hantises, le second renonce à utiliser la bombe avec laquelle il comptait détruire le sanctuaire.
Grâce à l’influence du Stalker, le porte-parole de Tarkovski pense que la foi est la seule lueur d’espoir dans un monde totalitaire. Comme l’a montré l’œuvre de Soljénitsyne. Les symboles religieux comme la croix suggérée par un double-travelling latéral comme les trois poteaux télégraphiques lors du franchissement de la frontière, les citations bibliques référant aux pèlerins d’Emmaüs, tout est langage de foi qui prend à rebours le crime politique qu’est le totalitarisme.
Le sacrifice, 1986, URSS, Andreï Tarkovski
Tarkovski plaide ici pour la liberté intérieure dans le monde oppressant de la dictature soviétique. L’unité de lieu, c’est une grande maison de bois au bord d’une baie déserte dans un paysage typiquement scandinave ou russe. L’unité de temps, ce sont ces heures avant le repas d’anniversaire d’Alexandre, le professeur, puis la nuit, puis le matin. L’unité d’action est intérieure : le sacrifice d’Alexandre est l’offrande à Dieu de renoncer à tout ce à quoi il tient le plus, sa famille, sa maison, sa parole pour sauver les siens au moment où la guerre nucléaire menace. Et pour cela, il faut un sacrifice absolu, comme Abraham l’avait envisagé avec son fils.

Le Sacrifice, oeuvre testamentaire de Tarkovski
Le générique emprunte à la Passion selon saint Matthieu de Bach des mouvement éclatants et tragiques. L’Adoration des mages de Léonard de Vinci, les allusions à la naissance et la mort font du Sacrifice une parabole poétique de l’offrande de soi. Avec une esthétique du sacré où l’eau, le vent et le feu jouent les premiers rôles. Ses images envoûtantes touchent des vérités essentielles dans « le langage des apparences, le langage des songes » pour reprendre les mots de Bergman qui disait de Tarkovski qu’il était le plus grand des cinéastes.
Lumière silencieuse, 2007, Mexique, Carlos Reygadas
On se croirait chez Dreyer hypnotisé par la voûte céleste, les soleils levants et couchants, les fleurs tourbillonnant au vent, les visages au grand air ou à table. Lumière silencieuse est un film sur « une des épreuves de la vie qui rendent meilleur si l’on parvient à la surmonter ». Johann fait souffrir deux femmes qu’il aime sans savoir si c’est le désir ou le sentiment qui le guident. Dans cette communauté mennonite du Mexique, où l’on parle le plautdietsch, un bas-allemand mâtiné de frison, les émotions circulent plus que les mots. Même si Les bonbons de Jacques Brel jouent une saynète dissonante pour libérer Johann de son malheur.
Lumière silencieuse vient après Japon et Bataille dans le ciel qui sont aussi des quêtes du silence explorant le divin. Car il en faut pour comprendre un homme qui perd sa volonté et sombre dans la nuit. Mais dans toute nuit, la lumière est là, il faut juste qu’elle puisse percer. Ici, pris dans un conflit de vanité, « Johann se demande s’il ne mérite pas mieux au lieu d’apprécier ce que la vie lui a offert », pense Reygadas. Sans géographie, ce film est hanté par le cosmos et les paysages. Ce sont les formes du divin chez les protestants qui fuient l’or et ses tentations. Magellan, Cassiopée et Tatoine sont des constellations qui rappellent les lois naturelles. Des lois qui vont être brisées par l’amour. Dans Ordet de Dreyer, le miracle est d’origine divine, ici, pour Reygadas, il est purement humain. ll parvient à le filmer car il relègue toute forme de langage et de compréhension au silence. C’est en lui que la lumière surgit et se fond dans celle des soleils et du firmament où « les étoiles illuminent la terre » (Gn 1, 17).
Thérèse, 1986, France, Alain Cavalier
Cavalier, l’agnostique, veut filmer la sainteté. En se demandant qui est Thérèse Martin et quelle était sa passion. Voici deux moments de la vie de l’adolescente. À quinze ans, elle se bat pour entrer au Carmel de Lisieux. A vingt-quatre ans, pour affronter une tuberculose et une crise de la foi (« la nuit obscure »).
Dans les décors presque nus du couvent, Thérèse apparaît dans de petites touches impressionnistes que Manet qui vivait à l’époque de Thérèse n’aurait pas reniées. Tout en donnant l’ampleur de cette vie recluse qu’aurait pu peindre Philippe de Champaigne. Thérèse est enkystée entre théâtre et peinture, pour transcrire le dépouillement d’un itinéraire centré sur une passion mystique, vécue comme un amour fou et le projet de devenir une sainte sans que personne ne le sache. Ignorant l’origine de ce comportement irrationnel, Cavalier veut nous laisser entrevoir cet univers étrange des humains poussant leur vie à se confronter à une radicalité.
Sous le soleil de Satan, 1987, France, Maurice Pialat
Le roman de Bernanos avait été un coup de tonnerre dans le ciel serein de 1926. Pialat ne fait pas de manières : il reprend les lampes à pétrole et les voitures à cheval du Pas-de-Calais des années 1880 pour une fiction sur l’énigme chrétienne de la communion des saints. Agnostique, Pialat laisse à Bernanos la métaphysique et construit son film sur une corde psychologique qui évoque le surnaturel, notamment ce qui relève du démoniaque moins tragique que dans le roman.
Satan est caché derrière le visible chez Bernanos mais chez Pialat, il glisse dans l’image du cinéaste qui ne parvient pas à le saisir. Et c’est ainsi qu’il n’en est que plus fort.
Des hommes et des dieux, 2010, France, Xavier Beauvois
Un « fait divers » pendant la terrible guerre civile algérienne des années 1990. Sept moines français sont enlevés par le Groupe islamiste armé (GIA) dans le monastère de Notre-Dame de l’Atlas, non loin de Tibihirine. Des chrétiens en terre musulmane qui vivent leurs convictions jusqu’au bout.
Sacré et profane sont liés intimement par le va-et-vient entre le monastère et le village où les moines soignent les malades. Sans se cacher ce qu’ils risquent, les moines veulent se situer au-delà des deux camps qui seraient l’armée, bras droit du pouvoir, et le GIA voulant renverser le régime. S’ils restent, ils savent qu’ils mourront. Comment refuser la violence ? Maintenir l’entente entre les deux religions ? La décision de rester est prise à l’unanimité. Au petit matin, ils sont kidnappés et se fondent dans le brouillard. Pendant qu’une voix off lit la dernière lettre du prieur comme un appel serein à la réconciliation.
Andreï Roublev, 1969, URSS, André Tarkovski
Appuyé sur la vie du moine russe éponyme peintre d’icônes au XVe siècle, le film veut saisir l’essence de la création artistique sur vingt-trois ans de la vie de ce solitaire. Toujours sur le tranchant de l’Histoire, l’artiste est, pour le réalisateur, « la conscience de la société, la pointe de son imagination et l’expression de son génie ». Comment à une époque de guerre civile sous le joug tatar, un peuple aspirant à la fraternité donne naissance à la géniale et célébrissime Trinité ? Tourné en noir et blanc jusqu’à l’apparition de la couleur dans la dernière scène, le film trace un drame biographique. Quelle passion unit l’icône au film et le film à l’icône ?
Un prologue, huit tableaux, un épilogue traitent de ce lien charnel qui unit le moine artiste à son peuple. Quittant son monastère de la Trinité après y avoir vécu dix ans, Roublev découvre la détresse d’un peuple souffrant de son ignorance. Il assiste au sac de la ville de Vladimir où les envahisseurs pénètrent à cheval dans la cathédrale assaillie au bélier. La fonte d’une cloche par un jeune ouvrier tient lieu de parabole de ce qu’est toute création artistique. Personne ne précède un artiste sur sa terra incognita. Tout artiste se dissout dans son œuvre, se donne tout entier. « L’art est un des moments précieux où nous ressemblons au Créateur », pense Tarkovski. La fonte de la cloche par un artiste novice sur la base d’un secret transmis in extremis est un drame que Tarkovski a peut-être évité alors qu’il tournait déjà le film. La création mise en scène – celle de la cloche et celle de l’icône – et la création du film sont les deux faces d’un miroir qui n’a cessé de hanter Tarkovski toute sa vie.